Au printemps 2021, la Fédération de Russie avait massé des troupes aux frontières ukrainiennes avant d’entamer une désescalade diplomatique qui ne s’était traduite que par un très léger retrait des hommes et du matériel déployés.

Cet hiver, Moscou a de nouveau entamé un vaste déploiement, qui s’accompagne de plusieurs exigences : la mise en œuvre des accords de Minsk II signés en 2015 ; et, surtout, l’engagement de l’OTAN de ne jamais intégrer l’Ukraine et de réduire sa présence dans les pays d’Europe orientale ayant rejoint l’Alliance depuis la fin de la guerre froide.

Malgré les tentatives de négociations entamées à Genève entre la Russie et les États-Unis, où l’Europe et l’Ukraine elle-même n’ont que peu voix au chapitre, les tensions ne cessent de monter entre Joe Biden et Vladimir Poutine. Si bien qu’une offensive de la Russie, si ses exigences ne sont pas satisfaites, apparaît à ce stade comme une possibilité alors même qu’elle aurait pour tous des conséquences désastreuses.

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Un conflit qui ne s’est jamais éteint

À chaque poussée russe, les pays d’Europe semblent redécouvrir la situation sécuritaire de l’Ukraine. Celle-ci n’a pourtant pas connu de réelle paix durable depuis 2014. Le conflit dans le Donbass est considéré comme étant de moyenne intensité. Sur la durée, malgré un cessez-le-feu plus ou moins bien respecté, il n’a jamais cessé, connaissant des évolutions cycliques, comme en témoignent les violations du cessez-le-feu rapportées par l’OSCE.

En dépit des nombreux efforts déployés par les membres du format Normandie ou directement par les États, aucune solution n’a pu être trouvée. À cela, plusieurs raisons, dont la plus importante réside dans le refus de la Russie de venir à la table des négociations au titre d’acteur principal.

Depuis 2014, Moscou affirme en effet ne pas être partie prenante du conflit du Donbass et n’avoir à ce titre aucune légitimité dans les négociations consacrées spécifiquement au sort de la région – celles-ci, affirme-t-elle, doivent se tenir entre les autorités de Kiev d’une part, et les séparatistes à la tête des « Républiques populaires » autoproclamées de Donetsk (DNR) et Lougansk (LNR) d’autre part.

Le Kremlin campe fermement sur cette position, tandis que l’Ukraine et les Occidentaux l’accusent régulièrement d’offrir un large soutien militaire à ces territoires.

La nouveauté Biden et les JO de Pékin

L’arrivée à la Maison Blanche de Joe Biden, il y a un an, a donné des espoirs aux Ukrainiens, notamment parce qu’il avait, en 2014, en sa qualité de vice-président de Barack Obama, soutenu la « Révolution de la Dignité » qui s’était soldée par la fuite du président Viktor Ianoukovitch et l’avènement d’un pouvoir pro-occidental à Kiev. La Russie, de son côté, a cherché à plusieurs reprises à tester sur le dossier ukrainien la capacité de réaction du nouveau président américain.


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Si les bruits de bottes se font de plus en plus forts, l’agenda rappelle de sinistres souvenirs. Les Jeux olympiques de Pékin se dérouleront du 4 au 21 février. Or, les JO ont souvent été pour la Russie une occasion de lancer des opérations militaires. En 2008, c’est alors que les JO de Pékin (déjà) se déroulaient du 8 août au 24 août que la Géorgie fut amputée de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie par une invasion russe. Et en 2014, c’est pendant les JO de Sotchi (du 7 au 23 février) que la Crimée a été annexée par Moscou.

Comparaison n’est pas raison, mais des parallèles peuvent néanmoins été établis, surtout en période d’intenses tensions. D’autant plus qu’attendre le début des Jeux de Pékin pour passer à l’action permettrait à la Russie de se présenter auprès de sa population comme un acteur patient, ayant tout tenté pour ne pas arriver à cette décision ultime, mais y ayant quasiment été forcé par l’agressivité et le manque d’honnêteté occidental. En effet, Moscou pourra mettre en avant le fait que ses demandes de « garanties de sécurité mutuelle » n’auront pas été prises en compte par un Occident décrit comme inconscient ; de plus, ce délai aura laissé au Kremlin le temps de préparer ses stratégies offensives tant cinétiques que cyber et informationnelles.

Quel déploiement cinétique et quelles conséquences ?

Des attaques cyber ont déjà été conduites contre l’Ukraine. Elles pourraient n’être qu’une première vague permettant de désorganiser le pays, et facilitant d’autant un déploiement cinétique russe. Quant au volet informationnel, il est déjà largement déployé via différents canaux, afin de justifier les actions qui pourraient être menées dans les semaines à venir.

L’intensité des bruits de bottes force à s’interroger sur la nature et les conséquences qu’aurait une opération militaire russe. Une chose est certaine : le scénario le plus favorable pour la Russie serait de se retrouver dans une position de réponse et non de primo attaquant. Il faudrait pour cela une attaque ou un faux pas des Ukrainiens. Ces derniers, aux prises directes avec Moscou depuis des années, le savent mieux que quiconque. Dans ce contexte, la création d’une « false flag attack » ne peut être exclue : si la Russie se retrouvait à réagir à une opération ukrainienne (même simulée), ce serait une aubaine pour son discours politique et diplomatique. Cela permettrait la mise en œuvre d’une réponse sous forme d’une invasion.

Dans cette hypothèse, Moscou pourrait, comme elle l’a déjà fait par le passé, se prévaloir de la pratique du fait accompli et ne pas rétrocéder les zones occupées. Une autre option en matière de dommage sur les populations et de perturbations en cas d’incursion serait que les prisonniers de droit commun soient libérés et armés, comme cela a été rapporté dans d’autres conflits. Ce type d’actions aurait un effet dévastateur sur les populations locales, et engendrerait une désorganisation des forces qui se verraient obligées d’intervenir sur plusieurs théâtres, surtout dans un contexte de guerre.

Comment une éventuelle incursion se déroulerait-elle ? Les options sont multiples. Un passage par le Donbass vers Kiev ne semble pas très probable, car l’armée russe se retrouverait immédiatement aux prises avec les forces ukrainiennes déjà présentes sur cette zone depuis 2014. Néanmoins, des tirs depuis le territoire russe de missiles de longue portée, renforcés par des tirs d’artillerie visant les structures de commandement ukrainiennes (Command and control) mais aussi les points stratégiques, pourraient tout à fait être envisagés. Une fois ces structures détruites, les communications et capacités de mouvement des troupes ukrainiennes seront gravement endommagées et la pénétration russe en territoire ennemi serait largement facilitée.

Deux autres voies seraient envisageables. L’utilisation de forces aériennes depuis la Biélorussie pourrait également être envisagée séparément pour frayer un passage aux forces russes ou conjointement pour prendre Kyiv en étau.

Enfin, le déploiement militaire russe opéré dans le Sud sur les territoires annexés de la Crimée fournit une autre opportunité tant de prise en étau que d’entrée en Ukraine.

Reste à savoir ce que la Russie souhaiterait ensuite. Occuper un territoire refusant la présence russe aurait un coût particulièrement élevé pour Moscou. Attendre que l’Ukraine plie sous la force russe pour proposer des négociations particulièrement avantageuses pour la Russie, incluant le mise en place d’un pouvoir prorusse faisant de l’Ukraine un État inféodé serait en revanche tout à fait envisageable. La partition de l’Ukraine, qui aboutirait à terme au rattachement à la Russie d’autres parties de son territoire, serait également une option.

Au-delà de la catastrophe que ces différentes configurations représenteraient pour l’Ukraine, elles permettraient à Moscou de négocier à son avantage des traités de sécurité avec l’OTAN, ce qui créerait sans doute la plus grande inquiétude chez les membres de l’Alliance les plus proches géographiquement de la Russie.

Une population résignée mais combative

De son côté l’Ukraine garde la tête froide au milieu de l’agitation européenne. Il n’y a dans cette approche aucune naïveté, mais le souhait de ne pas nourrir un engrenage déjà dangereux.

De manière générale, les Ukrainiens semblent résignés quant aux intentions russes, et ne pas s’attendre à un soutien massif de la part des Européens et des Américains, et ce malgré la mise en alerte des troupes américaines en Europe. À ce titre, ils ont rappelé que toute incursion devait être prise en compte et non divisée, comme l’a fait Joe Biden, entre mineure et majeure.

Outre les militaires d’active, l’Ukraine compte nombre de vétérans et de volontaires qui sont prêts à prendre les armes pour se défendre. Tout en espérant que la situation n’ira pas jusqu’à un point de non-retour et que la rationalité l’emportera sur l’irrationalité du déclenchement d’une guerre. Quelle que soit l’évolution dans les jours et semaines à venir, la tension est plus que palpable et mérite que la communauté internationale y consacre toute son attention, tout en veillant à garder la tête froide.

Auteur

  1. Analyste en géopolitique, membre associé au Laboratoire de Recherche IAE Paris – Sorbonne Business School, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chaire « normes et risques », IAE Paris – Sorbonne Business School