Pendant presque 2000 ans, l’empereur romain Néron (né en 37 et mort en 68 apr. J.-C.) a fait figure de monstre. Sans pour autant excuser ses crimes, des historiennes et des historiens nous expliquent aujourd’hui que le véritable Néron était bien différent de celui de la légende noire véhiculée par la littérature et le cinéma.

« Néron jouait du violon pendant que Rome brûlait »

En août 2020, Bernie Sanders compare Donald Trump à Néron, en raison de sa gestion calamiteuse de la crise sanitaire liée à la Covid-19. « Néron jouait du violon pendant que Rome brûlait, Trump joue au golf », affirme alors le candidat malheureux à l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle de novembre 2020.

Sanders ne se réfère pas ici au personnage historique dont plusieurs historiens et historiennes, depuis la fin du XXe siècle, ont réévalué la politique, comme en témoignent, entre autres, les travaux d’Eugen Cisek, Claude Aziza ou Catherine Salles.

Bernie Sanders évoque la légende noire de l’empereur fou. Au passage, il se trompe d’instrument de musique : Néron jouait de la cithare, non du violon. Et, contrairement à une idée reçue tenace, il n’a pas joué de son instrument alors que le terrible incendie de 64 apr. J.-C. ravageait Rome.

La comparaison n’est cependant pas totalement dénuée de sens. On trouve bien chez le président américain et chez l’empereur romain un même goût pour les spectacles (téléréalité pour l’un, jeux de l’arène pour l’autre), les belles femmes (Melania Trump, l’impératrice Poppée) et une architecture volontiers mégalomane (la Trump Tower et la Domus Aurea, ou « Palais d’Or » de Néron à Rome). Plus généralement, les deux figures sont associées à des provocations et excès qui ont pu séduire leurs partisans autant qu’ils ont dégoûté leurs détracteurs.

Tête en marbre de Néron. Iᵉʳ siècle apr. J.-C. Palatin, Rome.

L’« empereur des arts »

Malgré ces points communs, un fossé sépare Trump de Néron : les intentions esthétiques de l’« empereur des arts », selon l’expression de l’historienne Catherine Salles, n’ont rien à voir avec l’idéal trumpien beaucoup plus terre à terre.

Tandis que Néron, âgé de 25 ans, rêve de succès artistiques et se prend pour la manifestation terrestre du dieu Apollon, Trump se passionne pour les investissements immobiliers et la finance. Les deux personnages incarnent des images bien différentes de la réussite et de la gloire.

Néron nourrit en lui diverses passions : équitation et courses de chars ; théâtre et musique. Il suit les cours de Terpnus, un extraordinaire joueur de cithare, véritable star du moment. La recherche de l’harmonie parfaite entre la musique, la voix et la gestuelle du citharède, à la fois musicien, chanteur et acteur, le fascine.

Néron pense aussi que l’art se doit d’être exposé au grand jour. A quoi bon composer des poèmes si ce n’est pour les chanter dans des lieux accueillant un public ?

As de Néron, bronze. Au revers : Apollon (ou Néron lui-même) jouant de la cithare.

L’Empire-spectacle

Ce goût du spectacle, vu comme une opération de diffusion de la culture auprès du plus grand nombre, est l’une des caractéristiques majeures du règne de Néron. L’empereur crée sans cesse de nouvelles manifestations publiques ou « Jeux » qui se tiennent notamment dans l’immense amphithéâtre de bois qu’il a fait édifier à Rome, sur le Champ de Mars.

Le public n’est pas seulement spectateur, il est aussi encouragé à devenir acteur. Ceux qui le souhaitent peuvent se déguiser, par exemple en guerriers ou en chasseurs. Des vêtements, des armes et autres accessoires sont mis à la disposition des volontaires. Les plus courageux s’amusent à tuer des animaux lâchés dans l’arène.

Il s’agit pour l’empereur de faire tomber les barrières sociales afin que chacun se divertisse sans considération de son rang. Néron remet en cause la hiérarchie traditionnelle et les règles en vigueur dans la société romaine. C’est pourquoi l’historien antique Tacite, qui adopte le point de vue de l’élite romaine, condamne la participation à ces Jeux, inconvenante selon lui, pour des aristocrates et des membres de la classe dirigeante.

Sans parler des Romaines, elles aussi appelées par l’empereur à descendre s’amuser dans l’amphithéâtre. Se montrer ainsi en public pour des femmes revenait à se prostituer selon les normes sociales de l’époque.

En fait, avec le recul, on comprend que Néron cherche à libérer la société romaine de ses entraves. Il entend favoriser un brassage social et une communion entre les classes et entre les sexes, à l’occasion de tous ces spectacles qu’il organise pour le « peuple romain » dans son ensemble.

Sesterce de Néron, bronze. Au revers : l’empereur assis sur un siège assiste à un don d’argent à un citoyen pauvre accompagné de son fils.

Politique sociale et réductions d’impôts

Néron sait aussi entretenir sa popularité en distribuant de l’argent aux citoyens les plus démunis, sous forme d’une sorte d’allocation pour les familles pauvres. En 57, nous dit Tacite, elle s’élève à 400 sesterces par citoyen.

Toujours pour améliorer le sort des plus modestes, l’empereur projette de réduire considérablement les impôts, en supprimant la perception de toutes les taxes indirectes. Même Tacite le reconnaît : cela aurait été « un magnifique cadeau pour l’humanité » (Tacite, Annales, XIII, 50). Mais les sénateurs sont inquiets : une telle mesure pourrait provoquer l’effondrement de l’État. Face à l’opposition du Sénat, Néron doit se résoudre à modérer sa générosité, revoyant sa réforme fiscale à la baisse.

Affiche du film Quo Vadis ? de George Kleine (1913). Wikipedia

Pacifique, l’empereur évite les dépenses militaires qu’il juge inutiles. Il refuse de mener de nouvelles guerres pour étendre les frontières de l’Empire. La gloire militaire ne l’intéresse pas beaucoup, du moins pas autant que les victoires artistiques qu’il remporte à l’occasion des nombreux concours musicaux auxquels il participe.

Quels sont ses crimes ?

Tous ces bienfaits et ces bonnes intentions n’excusent pas ses crimes. Néron est responsable d’une série d’assassinats politiques, comme tant d’autres empereurs et souverains, avant et après lui. Quand son pouvoir se heurte à un obstacle qui lui paraît incontournable, Néron l’élimine par la force. En 59, il fait tuer sa mère Agrippine qui lui met des bâtons dans les roues. En 62, il fait condamner à mort sa première épouse Octavie qu’il n’aime pas. N’aurait-il pu se contenter de la répudier ? Non, pense-t-il, car il craint qu’elle ne se remarie et puisse ainsi légitimer les prétentions impériales d’un potentiel concurrent.

Et puis, vers la fin de son règne, notamment entre 65 et 67 apr. J.-C., Néron pousse au suicide toute une série de collaborateurs accusés de conspiration, à tort ou à raison, dont le philosophe Sénèque, contraint de s’ouvrir les veines.

Les recherches historiques tendent néanmoins à disculper Néron de la mort de Britannicus, son frère adoptif, immortalisé par la célèbre tragédie de Racine. Le jeune homme aurait bien pu mourir d’une crise d’épilepsie dont il était coutumier.

Néron, contrairement aux ragots relayés par Tacite, n’a sans doute pas non plus tué sa deuxième épouse, Poppée, lors d’une scène de ménage qui aurait mal tourné.

Enfin, les rêves esthétiques de Néron se sont heurtés à la réalité et à des accidents, forcément imprévisibles. L’incendie catastrophique qui ravage Rome en juillet 64 n’a pas été allumé par l’empereur, n’en déplaise à la légende noire. La thèse de l’accident paraît aujourd’hui de loin la plus probable.

Pendant 6 jours et 7 nuits, la ville est la proie des flammes, attisées par un vent chaud d’été. Sur les 14 quartiers que compte Rome, trois sont totalement détruits et sept fortement endommagés. On compte des milliers de morts et environ 200 000 Romains sont à la rue. Le peuple exige des coupables.

Dans ce contexte troublé, les chrétiens sont accusés d’impiété, car ils ne reconnaissent pas les dieux protecteurs de l’Empire. Néron fait arrêter 200 ou 300 de ces adeptes du Christ. Ils meurent déchiquetés par des fauves ou bien accrochés à des croix et brûlés vifs.

L’empereur Hadrien, un des successeurs de Néron, mena quant à lui une sanglante répression de la révolte des Juifs révoltés qui se solda par des milliers de morts, en 132-135 apr. J.-C. Il est pourtant considéré comme un « bon empereur », voire comme un « humaniste couronné ».

Tout le contraire de l’image désastreuse qu’a laissée Néron.

Auteur

  1. Professeur d’histoire ancienne, Université de Lorraine

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