Rappelons qu’en Afrique subsaharienne, les taux de mortalité estimés attribuables au Covid-19 ont été inférieurs à ceux des autres continents, même en multipliant le nombre de cas déclarés par 100 pour compenser les limites du diagnostic. Cependant, la pandémie de Covid-19 et les mesures de prévention ont eu des retombées sanitaires, économiques et sociales majeures sur le continent, dont les effets sont encore actifs et n’ont pas été totalement évalués.

Pouvait-on mieux contrôler la pandémie dans cette région ? Pour répondre à cette question, une enquête a été menée auprès des membres du « groupe de recherche opérationnelle » de la Plateforme Covid-19 pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre, un dispositif de coordination des interventions. Voici ce qui en ressort.

De nombreux problèmes selon les experts du Lancet

Au niveau mondial, les critiques de la commission du Lancet portent entre autres sur l’absence d’élucidation des conditions de l’émergence épidémique due au coronavirus SARS-CoV-2, la réaction trop prudente de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) pour reconnaître la pandémie et décréter l’urgence de santé publique de portée internationale, puis pour limiter les déplacements internationaux, recommander les masques et valider la transmission aérienne du virus.

Sont aussi dénoncés : le manque de coordination entre les pays, de réponse aux oppositions des populations, de prise en compte des inégalités sociales renforcées par les mesures préventives, ainsi que les difficultés d’accès aux vaccins pour les pays à faibles revenus, et une définition des politiques publiques ayant trop peu recours aux connaissances scientifiques.

Concernant le continent africain, la Commission du Lancet considère que le faible niveau de mortalité sur le continent peut être expliqué en premier lieu par la jeunesse de la population, dont l’âge médian est de 18 ans pour 42 ans en Europe, qui de ce fait a été plus rarement victime de formes sévères de la maladie.

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Des échanges entre scientifiques, acteurs de terrain et politiques

Dès la survenue des premiers cas de Covid-19 en Afrique subsaharienne, l’OMS et d’autres organisations des Nations unies ont créé une plateforme à Dakar pour ces deux régions majoritairement francophones, et une autre à Nairobi pour l’Afrique de l’Est et australe majoritairement anglophone.

Mis en place par l’institut de Recherche pour le Développement (IRD) et l’OMS, le groupe de recherche opérationnelle avait pour objectif de favoriser la prise en compte de connaissances scientifiques solides, « basées sur des preuves » (« evidence-based » en anglais), dans la définition des interventions de prévention, de soin et de santé publique coordonnées par la plateforme.

Cette initiative pilote sans équivalent dans les autres plateformes régionales a réuni des acteurs de terrain, des scientifiques et des acteurs institutionnels : organisations des Nations unies, organisations non gouvernementales, institutions régionales comme l’Organisation ouest-africaine de la santé ou l’Africa-CDC, personnels des ministères…

Le groupe a d’abord répertorié les recherches et les équipes centrées sur le Covid-19 en Afrique de l’Ouest et du centre. Puis des rencontres régulières (bimensuelles puis mensuelles) ont permis de présenter et discuter l’état des connaissances produites dans la région et comparées au niveau mondial. Les thèmes abordés étaient variés : les techniques d’études sérologiques et la cartographie des résultats ; le covid long ; l’adhésion des populations à la vaccination…

Ces discussions devaient faciliter la prise en compte rapide de nouvelles données, expliquées par leurs auteurs, qui précisaient par exemple dans quelle mesure leurs résultats pouvaient être généralisés à d’autres pays que celui de l’étude initiale.

Cet espace d’échange entre scientifiques et acteurs régionaux a aussi permis d’identifier des thèmes sur lesquels les données scientifiques suggéraient de revoir les politiques publiques. Par exemple, en octobre 2022, les participants ont appelé à reconsidérer la stratégie de vaccination dans une région où l’objectif officiel est d’atteindre 70 % de vaccinés en population générale à la fin de l’année, alors que ce taux y est inférieur à 25 %.

Quinze participants de ce réseau (médicaux, scientifiques, ONG, intervenants de terrain, institutionnels) se sont exprimés sur les points forts et les points faibles de la réponse à la pandémie ainsi que sur la place donnée à la recherche, dans le cadre de notre enquête.

Les points forts de la réponse à la pandémie en Afrique

Du côté des points forts de la réponse, ils mettent en avant la rapidité de la mobilisation au niveau des pays et au niveau régional, quasi immédiate dès que des cas ont été diagnostiqués localement début mars 2020. Les mobilisations ont été facilitées par le délai de plus d’un mois écoulé depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire par l’OMS le 30 janvier. La mise en place de mesures de santé publique (fermeture des frontières, suspension des vols intercontinentaux, fermeture des lieux de rassemblement, limitation des transports…) a également été jugée positive, tout comme la coordination des acteurs aux niveaux international et national.

Le renforcement des capacités du système de soins pendant la pandémie (diagnostics et PCR décentralisés, lits de réanimation, compétences des agents de santé, innovations sociales et techniques) a aussi joué un rôle majeur. Le nombre de lits de réanimation a été par exemple multiplié par 100 au Burkina Faso.

La résilience des populations, notamment l’absence de panique et l’adhésion aux mesures barrières, a été notable, malgré les conséquences lourdes sur la vie quotidienne et la réduction des revenus. Elle s’est néanmoins érodée là où ces conséquences étaient très inégalitaires et lorsque les mesures ont été maintenues au-delà des pics épidémiques.

Les experts citent aussi comme points forts l’expérience acquise face à d’autres épidémies (surtout l’épidémie d’Ebola 2014-2016), la mobilisation de financements importants au niveau des États, et la capacité d’adaptation de la réponse aux spécificités de la pandémie (succession de vagues, pathologie transmise par voie aérienne et dont les formes sévères peuvent être rapidement mortelles, nécessitant des soins de réanimation, surtout graves pour les personnes âgées ou atteintes de comorbidités).

Une réponse trop centralisée, une recherche trop peu prise en compte

Parmi les principaux points faibles de la réponse dans la région, sont cités la gouvernance et le modèle de réponse, trop médico-centrés et gérés de manière verticale au niveau politique plutôt que de manière multisectorielle et décentralisée.

Ainsi, dans un premier temps, tous les cas, même simples, et les personnes ayant été en contact avec eux, ont été hospitalisés (suivant en cela le modèle Ebola). Résultat : les services de soin ont vite été saturés. Le suivi médical à domicile aurait pu être mis en place avec la participation des acteurs communautaires (agents de santé communautaires, réseaux de patients et associations et de prévention).

Plutôt qu’une prise de décision par les plus hautes autorités de l’État, qui a conduit la population à considérer les mesures de santé publique comme des mesures politiques, une gouvernance associant tous les secteurs (éducation, entreprises, sécurité, etc.) aurait pu faciliter l’ajustement des mesures aux différents contextes.

La mise en œuvre insuffisante des mesures spécifiques, telles que la recherche des contacts, a aussi été pointée du doigt, tout comme l’intégration trop tardive des mobilisations communautaires, pourtant précoces et diversifiées. Associations de patients, étudiants, organisations professionnelles du champ de la santé, personnels médicaux de la diaspora… Tous ont rapidement pris des initiatives pour sensibiliser la population, accompagner les personnes ayant des maladies chroniques et assurer la continuité de leur traitement pendant les périodes de pic épidémique, ou soutenir les agents de santé fragilisés.

Deux autres faiblesses majeures identifiées concernent les difficultés d’accès à la vaccination, et l’absence de réponse efficace à l’infodémie, autrement dit l’explosion de la quantité d’informations disponibles, qui a pu brouiller les messages.



Une place trop limitée pour la recherche

Le bilan sur la place qui a été accordée à la recherche est en phase avec les conclusions de la Commission du Lancet : la recherche était essentielle pour assurer la pertinence et l’efficacité des réponses, mais elle a été trop limitée et peu prise en compte dans les pays où travaillent les participants à cette enquête.

Les experts expliquent l’insuffisance de la recherche par le manque de ressources humaines et matérielles, d’autonomie et de réactivité de la recherche dans la sous-région, ainsi que par le fait que le Covid-19 n’était pas forcément une priorité de recherche parmi de nombreuses autres pathologies (comme le paludisme, qui reste la première cause de mortalité infectieuse).

Des questions majeures n’ont pas été totalement investiguées, comme la spécificité de la pandémie en Afrique : en plus du facteur démographique, qu’est-ce qui explique que l’épidémie a été si limitée en termes de morbidité et de mortalité ?

Aujourd’hui, ce groupe d’experts scientifiques, médicaux, institutionnels et acteurs de terrain considère que la pandémie pourrait se terminer par un passage à l’endémicité, déjà en cours, avec des épisodes de résurgence, le Covid-19 venant intégrer les pathologies respiratoires saisonnières. À moins que cette évolution ne soit perturbée par l’émergence de nouveaux variants plus virulents, touchant particulièrement certaines tranches d’âge…

Selon eux, la période de gravité exceptionnelle est probablement passée, les systèmes de santé sont maintenant mieux équipés pour faire face aux nouvelles vagues. Des recherches devraient donc être menées en post-crise, notamment pour adapter la « préparation » à ces deux scénarios.

Quelles priorités pour la recherche ?

Les travaux qui semblent prioritaires concernent d’abord l’analyse de l’expérience et des données acquises lors de la pandémie. Ces recherches en épidémiologie, santé publique et sciences sociales devraient aider à définir les mesures de préparation à partir des impacts sociosanitaires des stratégies appliquées.

Les insuffisances dans l’accès à la vaccination appellent aussi à mener des recherches pour préciser les meilleures stratégies : faut-il des doses de rappel seulement pour les populations les plus exposées comme les soignants et les personnes âgées, ou pour l’ensemble de la population ? Faut-il associer la vaccination Covid-19 à d’autres campagnes de vaccination, par exemple celles contre la rougeole ou la polio chez les enfants ? Faut-il favoriser les campagnes de vaccination Covid-19 en contexte professionnel ?

Autre question essentielle : celle de l’amélioration, au niveau structurel, de la disponibilité des médicaments et des intrants (fournitures médicales comme les réactifs de laboratoire) permettant de faire face aux pandémies en Afrique.

Des travaux de recherche à un niveau plus fondamental sont aussi nécessaires. Associant virologie, épidémiologie, immunologie, et sciences sociales, elles doivent permettre de comprendre les dynamiques épidémiques observées. Il s’agira notamment de distinguer la part due aux contextes et aux mesures prises dans chaque pays, de déterminer celle liée à des déterminants plus vastes, de niveau régional.

Quelles stratégies pour la recherche ?

Les priorités de recherche identifiées soulèvent plusieurs questions. Tout d’abord, faut-il mener en Afrique des études déjà conduites au niveau mondial ou sur d’autres continents, pour prendre en compte l’impact des contextes biologiques, sociaux et environnementaux ? Par exemple, des études cliniques pour caractériser le « Covid long » semblent utiles en Afrique de l’Ouest et centrale, où des personnes se plaignent de symptômes qui pourraient résulter de l’impact d’autres infections simultanées. Cette question devrait être discutée selon les sujets de recherche, au cas par cas.



Par ailleurs, les décalages entre des traitements faisant l’objet de recherches soutenues par des États africains (traitements néo-traditionnels comme l’Apivirine mis au point au Bénin, ou l’hydroxychloroquine) et ceux développés au niveau international conduisent à questionner la gouvernance de la recherche, scientifique et/ou politique, ainsi que les relations entre les institutions et réseaux de niveaux national, régional et mondial (OMSOOASAfrica-CDCGLOPID-R…).

Mais c’est surtout la faible prise en compte des résultats de recherche, qu’ils proviennent de sources nationales, régionales ou internationales, pour les décisions stratégiques qui pose question, comme le soulignent les experts interrogés. Par exemple, des preuves scientifiques sur l’intérêt de la co-construction des stratégies de prévention avec les populations, ou sur l’absence d’efficacité pour le covid du traitement par le zinc, l’ivermectine ou l’Artemisia, n’ont pas convaincu tous les décideurs en santé publique.

À cet égard, il reste à préciser quels mécanismes de communication des résultats (et, en amont, de discussion des questions de recherche) peuvent être efficaces et pertinents. L’approche du Groupe recherche opérationnelle diffère des comités scientifiques mis en place par des pays comme le Bénin (sur des bases similaires à celui qui a été établi en France) et saisis pour délivrer des avis au plus haut niveau institutionnel.

Il s’agit en effet d’une approche moins formelle, basée sur la présentation de résultats de recherche, l’échange régulier entre scientifiques et acteurs de la réponse, et la discussion critique constructive. Elle pourrait peut-être constituer un modèle alternatif, adaptable à différents niveaux des dispositifs de réponse aux épidémies.


Cet article a été co-rédigé par le Dr Tieble Traoré, responsable technique au sein du programme de préparation aux situations d’urgence du Bureau régional de l’OMS pour l’Afrique, ainsi que par le Dr Amadou Bailo Diallo, médecin épidémiologiste et conseiller Régional Gestion des Risques et Préparation aux Pays, OMS-AFRO, Hub des Urgences, Dakar (Sénégal).

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