Depuis l’automne 2019, les ambitions régionales de la Turquie se heurtent régulièrement aux intérêts de l’Union européenne. De sa politique syrienne, marquée par sa volonté inébranlable de venir à bout des milices kurdes du PYD, alliées de l’Occident face à Daech mais considérées comme terroristes par Ankara, à son soutien actif au gouvernement de Tripoli en dépit de l’embargo sur les armes prononcé par les Nations unies, en passant par sa revendication de territoires maritimes en Méditerranée orientale ou par son appui diplomatique et militaire à l’Azerbaïdjan face à l’Arménie, le président Erdogan poursuit un agenda résolument nationaliste.

Des facteurs tant intérieurs qu’extérieurs permettent de mieux comprendre la politique maximaliste poursuivie depuis un an par l’homme fort de la Turquie dans son environnement régional.

L’AKP fragilisé sur la scène intérieure

La Turquie rencontre, depuis plusieurs années, des difficultés économiques que la crise de la Covid-19 n’a fait que renforcer. Or l’AKP, le parti au pouvoir depuis 2002, tire précisément sa popularité de ses succès économiques, symbolisés par le fort taux de croissance que la Turquie a affiché lors de la première décennie du nouveau millénaire. Afin de faire oublier la situation économique précaire à laquelle il ne semble pas en mesure de répondre efficacement, le gouvernement d’Erdogan redouble d’activisme sur la scène internationale, convoquant régulièrement l’intérêt national, discours à forte résonance auprès de l’électorat nationaliste du MHP sur lequel il compte pour remporter les prochaines élections.

Turquie : Erdogan Land | ARTE Reportage.

Mais au-delà de ce parti ultranationaliste, les politiques régionales poursuivies par Erdogan rencontrent un écho favorable auprès d’une large majorité de Turcs, y compris du CHP, le parti d’opposition kémaliste, qui soutient à la fois la politique menée à l’encontre des milices kurdes affiliées au PKK (tant en Syrie qu’en Irak) et l’appui apporté à Fayez el-Sarraj en Libye. Ce soutien ouvre la voie à des débouchés économiques et énergétiques, tout en permettant à la Turquie de revendiquer des droits en Méditerranée orientale, dont elle est largement exclue en dépit de sa longue zone côtière (elle se sent par exemple encerclée par la Grèce, qui clame sa souveraineté sur des territoires maritimes à plus de 500 kilomètres de sa métropole et à seulement 2km des côtes turques).

Dans le même temps, Ankara se montre solidaire de l’Azerbaïdjan face à l’Arménie, en raison de liens ethniques et historiques unissant ces peuples turciques d’une part, et des coopérations économiques et énergétiques mises en place depuis les années 1990 d’autre part. D’ailleurs, ce soutien s’insère dans la politique eurasiatique menée par les prédécesseurs de l’AKP, dont la vocation était de diversifier la politique étrangère de la Turquie en rompant avec son tropisme purement occidental afin de favoriser l’expansion du monde turcique de « l’Adriatique à la grande Muraille de Chine » comme l’expliquait le premier ministre de l’époque, Süleyman Demirel.

2020 : le centenaire du traité de Sèvres

Face à des politiques jugées agressives, mais surtout heurtant les intérêts de l’UE et l’influence de certains de ses États membres dans la région, ces derniers redoublent de critiques envers la Turquie, n’hésitant pas, dans le cas d’Emmanuel Macron, à adopter une rhétorique des plus virulentes couplée à l’usage du hard power.

Or, loin d’affaiblir Erdogan, ces postures ne font que renforcer la solidarité des Turcs envers un dirigeant qui semble défendre les intérêts de son pays contre des États étrangers cherchant à l’affaiblir et à empêcher son avènement. Ainsi Bulent Kusoglu, vice-président du CHP, prenant les propos de Macron à rebours, a déclaré qu’« il n’y a pas de différence entre le peuple turc et Erdogan quand il s’agit d’une question nationale ».

En fait, Erdogan parvient à capitaliser sur le syndrome de Sèvres qui touche l’ensemble de la population turque. Alors qu’en 1920 l’Empire ottoman est en état de déliquescence, le Sultan consent à signer le traité de Sèvres, prévoyant le dépeçage de la Turquie par les puissances européennes, établissant en outre un Kurdistan indépendant et accordant à l’Arménie un territoire plus grand que celui dont elle dispose aujourd’hui. C’est dans ce contexte que le général Mustafa Kemal, livrant alors sa guerre d’indépendance dont il sort victorieux en 1923, impose aux Européens la révision du traité de Sèvres, auquel succède le traité de Lausanne (1923), plus avantageux pour la nouvelle République.

La fin de l’Empire ottoman.

Reste que le traumatisme de Sèvres est grand : les Turcs redoutent toujours que des forces étrangères, et a fortiori européennes, cherchent à porter atteinte à l’intégrité territoriale et à la sécurité nationale du pays. Les injonctions des Européens et leur refus de prendre en considération les droits jugés légitimes de la Turquie en Méditerranée orientale – du fait, selon les Turcs, d’un suivisme aveugle à l’égard de la Grèce et de la République de Chypre, deux pays hostiles à Ankara – ne font que renforcer ce complexe obsidional.

C’est ainsi qu’Erdogan, après avoir signé en novembre 2019 un accord de délimitation maritime avec le GNA libyen en réponse à la coopération énergétique offshore établie entre la Grèce, Chypre, Israël et l’Égypte (qui exclut la Turquie de ce partage des ressources de la Méditerranée), déclare que [« grâce à cette coopération [avec le GNA]][…], on a renversé le traité de Sèvres »](https://www.lemonde.fr/international/article/2020/07/31/turquie-revanche-sur-le-traite-de-sevres_6047822_3210.html).

Le « gaullisme » d’Erdogan

Les choix de politique étrangère de l’actuel gouvernement répondent donc à une logique électorale (les prochaines élections ayant lieu en 2023, année du centenaire de la République et donc hautement symbolique), d’où ses discours, postures et politiques nationalistes. Mais ils sont aussi la conséquence de l’accession de la Turquie au statut de puissance émergente qui la conduit à adopter une politique proactive sur la scène internationale cherchant à défendre sa souveraineté et à maximiser son intérêt national comme l’explique Jana Jabbour dans son livre La Turquie. L’invention d’une diplomatie émergente. C’est ce que le chercheur Ömer Taspinar qualifie de « gaullisme » d’Erdogan.

C’est ainsi que désormais en position de force face, d’une part, à une UE dépeinte à son tour comme « l’homme malade de l’Europe », désunie, désarmée, affaiblie économiquement et déliquescente et, d’autre part, à une Amérique en retrait (et qui de toute façon a tendance à soutenir Ankara en raison de la lutte d’influence que celle-ci livre à Moscou et Téhéran), la Turquie entend réviser des traités signés quand le rapport de force était inversé. Rappelons d’ailleurs que le tropisme européen de Kemal Atatürk avait pour vocation non pas de s’aligner en tout sur les Européens, mais de rattraper le retard accumulé par les Ottomans afin de pouvoir, à terme, supplanter ses anciens adversaires. En ce sens, la politique menée par Erdogan s’inscrirait dans la continuité de l’action du fondateur de la République.

Entre Macron et Erdogan, la guerre est-elle déclarée ? – 28 Minutes – ARTE.

Par conséquent, la Turquie compte dorénavant étendre son influence et défendre ses intérêts, fût-ce par le biais de son hard power. C’est ce qui justifie ses interventions en Syrie ou son soutien sans faille à l’Azerbaijan.

Et c’est là, par exemple, l’esprit de sa politique de la « patrie bleue » (Mavi Vatan) défendue par Ankara en Méditerranée orientale notamment. La Turquie ne veut plus se sentir « emprisonnée » dans cette mer, qui ressemble, dit-elle, à un « lac grec », alors même qu’elle jouit de la plus grande zone côtière des pays de la région. En outre, son engagement en Méditerranée orientale est bien sûr guidé par sa recherche de sécurité énergétique (elle importe 99 % du gaz qu’elle consomme), puisqu’il s’agit d’une zone riche en hydrocarbures et que la Turquie ambitionne de devenir un hub énergétique régional. Ankara revendique donc sa souveraineté sur des zones maritimes desquelles elle a été exclue au lendemain de l’effondrement de son Empire. L’objectif est maintenant de réviser le traité de Lausanne, jugé désavantageux pour la Turquie « renaissante », comme en atteste le vaste espace maritime dont est pourvue la Grèce au détriment du pays d’Atatürk.

Face à ces politiques turques allant à l’encontre de ses intérêts (qu’il s’agisse de la lutte armée contre le PYD en Syrie, du détournement de l’embargo sur les armes de l’ONU en Libye, des explorations dans la ZEE grecque et chypriote en Méditerranée ou du soutien apporté à Bakou), l’UE est divisée et son allié américain silencieux ; de quoi conforter le sentiment de force de Recep Tayyip Erdogan…

The Observation