Professeur d’université et ancien Secrétaire général assistant de l’ONU, le Congolais Ndolamb Ngokwey est durablement marqué par ses trois années passées au Cap Vert. Un archipel aride en plein milieu de l’océan Atlantique, mais qui étonne l’étranger par sa recette : paix, stabilité, alternance démocratique apaisée, gouvernance politique et économique, maîtrise de la corruption, priorité au social, souveraineté nationale, intérêt supérieur de la nation, aide au développent canalisée vers les priorités du pays… Les Congolais auraient beaucoup à apprendre de ce pays et de son peuple. C’est tout cela que raconte le Pr Ndolamb dans les lignes qui suivent.

Il y a exactement trente ans, alors jeune professeur d’université à Lubumbashi, je décidais d’entamer une carrière internationale à l’UNICEF. J’ai été affecté au Cap Vert où je suis arrivé en 1986. Après sept ans d’études doctorales aux États Unis, et deux brefs séjours académiques en Belgique, le Cap Vert était le premier pays africain où j’allais résider. Ce fut un choc culturel sur plus d’un plan. Je suis allé de surprise en surprise les premières semaines et d’ailleurs pendant les trois années passées là-bas et même jusqu’à présent. Comme on le dit si bien chez nous, « tambola na mokili, omona makambo ».
Première surprise : à part ma famille, il n’y avait aucun Congolais (alors Zaïrois) au Cap Vert, et cela pendant tout le séjour. Deuxième surprise : le pays était à sa dix-septième année de sécheresse continue. Vous avez bien lu : dix sept ans sans la moindre goutte de pluie sur toute l’étendue du territoire national. En d’autres termes, il y avait des jeunes de dix sept ans qui n’avaient jamais vu la pluie, mais qui en avaient certainement entendu parler, comme beaucoup de congolais entendaient parler de neige sans l’avoir jamais vue…
Comment la vie humaine était-elle possible sur un archipel aussi aride en plein milieu de l’océan Atlantique ? Quel était ce pays sans animaux sauvages, sans gibier (que j’aurais bien voulu manger) et sans serpents (que je n’aurais pas voulu croiser) ? Comment l’agriculture était-elle possible sur des sols rocailleux et secs ?
L’eau était une denrée d’une extrême rareté. On estimait d’ailleurs qu’une simple douche dans un hôtel pour les privilégiés correspondait à la consommation journalière en eau de dix ménages.

UNE SIMPLICITE FASCINANTE
Autre surprise : la simplicité du mode de vie des autorités politiques. La voiture officielle du Président, du président de l’Assemblée nationale, du Premier ministre et des ministres était une Peugeot 505. Les ministres étaient rarement habillés en costume. Ils portaient généralement les chemises cubaines « goiabera ».
Le Ministre de l’Education qui fut le premier à nous inviter à dîner chez lui vivait dans un modeste appartement au troisième étage d’un immeuble sans prétention. On croisait souvent des ministres faisant leurs achats au marché ou se promenant comme tout le monde dans les rues ou parcs de Praia, la capitale.
Surprise de taille : la corruption était inexistante. Comme aimait le dire le Ministre du Plan :
« nous connaissons la destination du moindre sac de riz reçu en aide internationale ». Cette gestion intègre rendait le Cap Vert très populaire auprès de donateurs. La sobriété des hommes politiques n’était probablement pas étrangère à l’absence de corruption.

« TROIS REPAS PAR JOUR ! »
Autre surprise : le pays était très pauvre, avec comme rare ressource naturelle le thon, mais la plupart de capverdiens avaient trois repas par jour, le taux de chômage était très faible, les villes étaient très propres, les infrastructures routières en pleine construction et le peuple lui même très digne.
Trois repas par jour, oui, mais les feuilles de manioc n’en faisaient pas partie. En effet, alors que les Cap Verdiens mangeaient les maniocs, ils ne consommaient pas les feuilles de manioc. Je n’oublierai jamais ce commentaire de notre ’’bonne’’ qui a demandé à mon épouse : ’’pourquoi le patron se renseigne-t-il tellement sur les feuilles de manioc alors que nous n’avons pas de chèvre ?’’
Pour le Congolais que j’étais (et que je suis toujours), ce fut aussi une surprise de réaliser qu’au Cap Vert ce sont le plus souvent les femmes qui répudient leurs maris. Il suffit pour cela qu’elles mettent la valise du mari dehors. Un homme digne de ce nom respecte ce geste de la femme et quitte le toit conjugal honorablement.
Qu’une femme essaie cela a Ndjili ou Joli Parc et ce sont les belles sœurs elles-mêmes qui viendront la faire sortir. Surprise pour moi le congolais, mais intérêt et curiosité pour moi, le sociologue.

DES SALAIRES PAYES A TEMPS

Quelle ne fut pas aussi ma surprise lorsque Joao, mon chauffeur officiel, est venu me dire qu’il s’excusait de vouloir prendre son congé, juste trois mois après mon arrivée, car c’est à cette période de grandes vacances qu’il le prend chaque année pour se rendre au Portugal avec sa femme et ses deux enfants. « Quoi, me suis-je exclamé dans mon for intérieur. Un chauffeur se rend en vacances au Portugal chaque année, alors que moi, professeur d’Université, je ne pouvais pas me permettre d’aller avec ma famille à Tshimbulu, encore moins à Kinshasa ?’’.
Les fonctionnaires étaient payés régulièrement. D’ailleurs, personne ne pouvait s’imaginer que l’on puisse travailler sans être payé ou que l’on soit payé en retard. La monnaie, le escudo, était stable. La compagnie nationale d’aviation desservait (et continue de desservir) toutes les capitales provinciales, Boston aux USA, Lisbonne au Portugal, et Dakar au Sénégal qui étaient (et demeurent) des villes et pays à forte diaspora capverdienne.

DES CITOYENS TRES CULTIVES
En homme de culture, j ai eu des surprises agréables. Tout d’abord, la place centrale de la culture dans la vie et la pratique quotidiennes. Le Ministre de la Justice que je rencontre pour discuter des droits de l’enfant me cite des poèmes portugais dans son argumentation.
Le Président de l’Assemblée Nationale émaille son discours de chants qu’il entonne de sa très belle voix de baryton. La plupart des musiciens de trois grands orchestres sont des universitaires, des ingénieurs, des médecins, des fonctionnaires qui font la musique à temps partiel. D’ailleurs, le plus grand soliste à l’époque, Katchas, était un ingénieur hydrogéologue.
La directrice de l’enseignement préscolaire était une romancière bien connue. Et il y avait plusieurs festivals dans chacune des îles. J’ai aussi eu beaucoup de plaisir à travailler avec de grands musiciens, notamment Bana et Luiis Moraes pour la promotion de la cause de l’enfance, et avec Cesaria Evora, qui n’avait pas encore sa renommée internationale.

DES CHANSONS NON COMMANDITES
J’étais très frappé aussi par le nombre impressionnant de chansons sur le Cap Vert, sa beauté, la nostalgie de l’émigration (la fameuse sodade immortalisée par une chanson célèbre de la diva Cesaria). Le plus étonnant était que ce n’était pas de chansons commanditées par l’État ou le parti, comme dans un autre pays que je ne citerai pas (suivez mon regard), mais des chansons qui traduisaient la fierté sincère qu’ils ressentaient pour leur pays. Une expression de véritable nationalisme culturel.
Une de mes toutes premières fiertés comme fonctionnaire international était d’avoir accompagné le Cap Vert à être le premier pays africain à atteindre la vaccination universelle de ses enfants ! Un exemple de la priorité accordée au social.

DU RACISME
Et pourtant, tout n’était pas rose. Par exemple, il y avait du racisme entre eux, entre Capverdiens noirs, capverdiens métis, et capverdiens blancs. Plus votre peau est claire, plus vous vous sentez supérieur aux autres, plus vous avez certains avantages politiques, sociaux, et économiques, alors même que le Président était un métis plutôt noir (clin d’œil à Maestro Fabro).

TRANSITION DEMOCRATIQUE EXEMPLAIRE

Après le Cap Vert, j’ai passé une trentaine d’années dans une dizaine de pays, sur trois continents, avec l’UNICEF, le PNUD et le Maintien de la Paix. J’ai continué mon chemin. Le Cap Vert a continué le sien. Pendant ce temps, le Cap Vert a réussi une transition démocratique exemplaire, du parti unique au multipartisme, avec des alternances démocratiques successives et apaisées.
Le pays a quitté la catégorie des pays les moins avancés pour rejoindre celle des pays à revenus intermédiaires. Un de ses présidents, Pedeo Pires, est l’un des rares présidents africains à avoir gagné le prix Mo Ibrahim de bonne gouvernance. Aux dernières nouvelles, un des plus grands partis du pays est dirigé par une jeune dame dans la trentaine.

STABILITE POLITIQUE
Comment expliquer le miracle cap verdien, car, n’ayons pas peur des mots, il s’agit bien d’un miracle ? Comme ingrédient fondamental, il y a d’abord la paix et la stabilité politique dans le cadre d’alternances démocratiques apaisées.
Il y a aussi la gouvernance politique et économique, transparente et sans corruption, mettant le social au cœur des politiques publiques et de l’action économique.

PAS DE COMPLEXE FACE A L’AIDE EXTERIEURE
Il y a ensuite cette fierté nationale, aussi bien en chaque Cap verdien qu’au niveau de l’Etat Cap Verdien qui fait que l’on ne transige pas avec la souveraineté nationale. « Nous sommes pauvres, mais fiers et dignes. Le fait de nous aider ne fait pas de nous des esclaves », aiment à répéter les Cap Verdiens.
C’est cette vision de la souveraineté nationale qui a permis de dompter l’aide internationale au profit des objectifs prioritaires de développement du pays, tels que définis par le pays, et non pas par les donateurs. Combien de fois ai-je vu le Ministre du Plan ou celui des Affaires étrangères recadrer des acteurs de la coopération bilatérale ou multilatérale ou décliner des propositions farfelues d’aide internationale
Le Cap Vert a démontré que l’aide au développement pouvait effectivement catalyser le développement et non pas être fatale au développement, selon la thèse de Dambasa Moyo et de bien d’autres critiques.
C’est au Cap Vert que j’ai compris que la globalisation n’est en soi ni bonne ni mauvaise, mais que tout dépend de la façon dont chaque pays décide de s’insérer dans ce processus, soit en le subissant soit en le maîtrisant autant que possible.

LE SOUCI DU TRAVAIL BIEN FAIT
Parmi les autres éléments du miracle cap-verdien, il y a le travail. L’argent est le fruit du travail, et non pas une retombée de la solidarité familiale, des combines, des ’’matole’’ ou des ’’copes’’, selon la loi du moindre effort qui semble prédominer sous d’autres cieux que je ne nommerai pas. L’argent est produit, l’argent ne se demande point. La plupart de gens, à tous les niveaux, et dans tous les domaines travaillaient très dur.
Pour illustrer cette éthique du travail, Il suffit de penser à ce paysan de Santo Antao qui arrachait des épinards et autres légumes des entrailles de la terre aride ou à ce viticulteur de Fogo qui sur les flancs du volcan produisait du vin ou à ces braves femmes du marché Sucupira qui vendaient les « bilokos » que leurs frères leur faisaient parvenir de Boston, de Lisbonne ou d’Amsterdam.

L’APPORT DE LA DIASPORA
C’est cela justement un autre facteur du succès cap verdien : la mise à contribution de la diaspora qui, par ses apports financiers, contribuait grandement (et continue de contribuer) à la qualité de vie des ménages et à la construction du pays. Cette importante contribution était tellement valorisée qu’à l’aéroport de Praia, les « migrantes » étaient accueillies au même guichet que les diplomates !
C’est somme toute cela la recette Cap verdienne : paix, stabilité, alternance démocratique apaisée, gouvernance politique et économique, maîtrise de la corruption, priorité au social, souveraineté nationale, intérêt supérieur de la nation, valorisation de la contribution de la diaspora, aide au développent canalisée vers les priorités du pays, globalisation maîtrisée et non imposée ni subie, attention particulière au rôle des femmes et des jeunes…..
Au delà de leurs divergences idéologiques et autres (Dieu seul sait s’il y en a), les cap verdiens s’accordent sur ce minimum pour vivre ensemble et faire avancer leur pays. C’est sans doute cela que John Rawls appelle consensus par chevauchements, qui est le consensus qui privilégie les points fondamentaux de convergence plutôt que les points superficiels et périphériques de divergence ou encore les divergences d’intérêts catégoriels ou personnels. Ah ! le Cap Vert ! Et pourtant, c’est en Afrique.

P.S. Près de neuf mois après notre arrivée, le Cap Vert a eu sa première pluie après dix-sept ans de sécheresse ininterrompue. J’avoue, avec fausse modestie, que je n’avais rien à voir avec cela.