Un petit détour par l’histoire permet de replacer dans un cadre plus large la question des trois fonctions de la monnaie identifiées traditionnellement : étalon des valeurs, intermédiaire des échanges et réserve de valeur. Cette mise en perspective révèle ainsi une quatrième fonction fondamentale, l’identification, qui dénote l’origine commune, politique et sociale, du fait monétaire.

Les outils monétaires émergents, cryptomonnaies du type bitcoin, cryptomonnaies d’État, ou encore monnaies virtuelles utilisées dans les jeux vidéo, donnent un poids particulier à cette fonction d’identification et aux conséquences politiques et sociales qui y sont attachées.

L’identité était déjà présente dans la réflexion d’Aristote sur la monnaie. Wikimedia

La question de l’identification apparaît au côté des analyses de la monnaie par Aristote, dans Le Politique et L’Éthique à Nicomaque, ouvrages qui portent principalement sur la Cité, ses limites, son organisation, sa justice. Il développe ainsi, à la suite de Platon, une réflexion politique et citoyenne qui associe les limites de la Cité avec la naissance de la monnaie, dont l’usage dévoyé peut entrer en conflit avec les règles de la Cité idéale : en faisant primer le gain du commerce extérieur sur la solidarité des échanges intérieurs ; la valeur d’échange sur la valeur d’usage ; l’espace infini des désirs et des spéculations sur le domaine limité des besoins.

Bref une telle monnaie, dégagée de ses enjeux civiques, tend à devenir sa propre fin, alimentant inégalités et discordes au sein de la Cité. C’est pourquoi la monnaie, objet politique, est également un marqueur de citoyenneté : son usage insère l’usager dans une communauté politique, sociale et éthique et l’y identifie.

L’eusko, la monnaie qui manifeste une identité basque. WikimediaCC BY-SA

Cette fonction d’identification de la monnaie n’est pas demeurée l’apanage des Cités grecques : un caractère constant des monnaies est le souci des émetteurs – à moins qu’ils ne soient contrefacteurs – d’identifier leur origine, le plus souvent territoriale ou politique par des marques indiquant le lieu de production, l’émetteur ou la date.

La multiplication, depuis les années 1970, des monnaies sociales et complémentaires correspond d’ailleurs le plus souvent à un projet « territorial » consistant à constituer un espace monétaire solidaire et de petite taille. Ce faisant, l’usage de la monnaie peut devenir non seulement militant (économie durable, alternative, écologique…) mais appuyer ou manifester une identité – c’est notamment le cas de l’eusko basque.

Le cash n’est pas synonyme d’anonymat

Or cette quatrième fonction, cette fonction d’identification, est largement négligée en économie – les historiens et plus spécialement les numismates y sont au contraire très attentifs. Pourtant, sa prise en compte entraîne deux apports importants.

En premier lieu, elle renverse la perspective usuelle sur l’anonymat. L’anonymat n’apparaît plus comme une propriété du cash, mais devient l’une des modalités de l’identification par la monnaie, ce qui permet d’ailleurs une approche beaucoup plus graduée.

En effet, comme nous l’avions écrit dans un article de recherche en 2016, il n’y a pas « un » anonymat : l’anonymat est toujours, en fait, un anonymat à l’égard d’une personne ou d’une institution. Il est donc susceptible de configurations variées, lesquelles s’inscrivent, de ce fait, dans une fonction générale d’identification.

Ainsi, le paiement habituel en espèces auprès d’un commerçant que l’on connaît n’entraîne bien évidemment aucun anonymat du payeur à l’égard dudit commerçant. En revanche, il garantit l’anonymat des clients du commerçant à l’égard de son banquier ou de son percepteur.

Si l’on connaît le commerçant, il n’y a plus d’anonymat dans la transaction en cash. Patrick Valasseris/AFP

De même, l’usage d’une carte de paiement sans contact aboutit à un anonymat presque entier du client envers le commerçant, le reçu de paiement ne comprenant aucun élément d’identité exploitable, mais identifie précisément le client auprès de la banque émettrice de la carte de paiement ou de celle tenant les comptes du commerçant.

De manière générale, un processus de « nationalisation » de la monnaie a fait progressivement coïncider les limites de l’État moderne et celles des espaces monétaires dont ces États sont devenus les maîtres.

Parallèlement, l’État assume une autre fonction cruciale pour le bon fonctionnement de la vie civique et sociale, au-delà des seuls systèmes de paiement : l’identification des personnes. Cette fonction s’est considérablement étoffée depuis le XIXe siècle avec le développement des diverses formes d’état civil et de sécurité sociale ainsi que l’essor du vote personnel.

En conséquence, dans un État de droit, non seulement les individus ont un droit à l’identité que l’État ne peut leur dénier, mais les modalités de l’identification relèvent du domaine de la loi, avec les garanties juridiques qui l’entourent.

Les innovations monétaires changent la donne

Aujourd’hui, les nouveautés monétaires viennent rappeler l’importance de cette quatrième fonction d’identification. Un premier modèle, déjà ancien, a consisté à délimiter des espaces virtuels au sein desquels des formes monétaires spécifiques sont employées : les plates-formes de « jeu » massivement multijoueurs prévoient généralement des techniques d’accumulation de symboles de richesse en vue d’attacher des objets, des services ou des compétences aux avatars.

Déjà, dans ce cas, l’étanchéité entre virtuel et réel est imparfaite, puisque des « fermes » de joueurs se sont développées en vue d’acquérir dans l’univers virtuel des objets ou des capacités ensuite revendues en monnaie réelle aux joueurs désireux de performance. Cela revient en quelque sorte à échanger, via des biens et services virtuels, une monnaie virtuelle contre une monnaie réelle.

Dans ce contexte, l’identification se déroule au sein de l’univers clos de la plate-forme considérée, puisque les « identités » des avatars sont entièrement contrôlées par le prestataire. Celui-ci détermine aussi les conditions d’émission et d’usage de « sa » monnaie. On retrouve, mais limité à un univers fermé et virtuel, le modèle de contrôle de la monnaie et des identités que réalisent les États territoriaux.

De nombreux jeux vidéos proposent d’acheter des objets ou des compétences aux avatars avec de la monnaie virtuelle convertible en monnaie réelle.  Whelsko/FlickrCC BY-SA

Le second modèle, beaucoup plus récent, découle de l’innovation représentée par la blockchain. Cette dernière inclut en son sein un dispositif d’identification qui permet de valider la transaction entre un vendeur et un acheteur et qui met l’enregistrement de cette validation à la disposition des autres participants au système de paiement.

D’un côté, l’identification des transactions rend indispensable l’identification des utilisateurs qui effectuent des échanges. Mais de l’autre, cette identité correspond à celle qui est déclarée au sein de l’espace monétaire virtuel, et non pas à une identité telle qu’elle est reconnue par un État. D’ailleurs, rien n’empêche un agent économique de se créer un avatar différent pour chacune des cryptomonnaies existantes, voire d’y associer des adresses IP (celles qui caractérisent les machines qui accèdent à Internet) différentes. Ce n’est pas un hasard si le bitcoin est rapidement devenu la devise préférée des cybercriminels

C’est ici que le projet de monnaie virtuelle diem (ex-libra) de Facebook prend tout son sens. Les usagers y ont une identité, garantie par la plate-forme et à laquelle, de plus en plus, des droits et des devoirs sont attachés, qui portent sur la liberté d’expression, l’intégrité du « profil », et même le destin post-mortem des comptes.

Le risque d’une forme lucrative et sélective d’identité

Facebook est donc en mesure d’identifier, très précisément, ses usagers. C’est d’ailleurs le cœur de son business model : vendre les caractéristiques individuelles de ces profils. Si une monnaie propre, ou presque, telle que le diem, est associée à l’écosystème Facebook, l’entreprise ou, plus sûrement, la constellation d’intérêts lucratifs dont Facebook est le cœur, sera en mesure de gérer simultanément des actifs monétaires propres et les preuves d’identité afférentes à leur usage.

La gestion de la monnaie par les États peut également conduire à des catastrophes telles que l’épisode hyperinflationniste allemand au début des années 1920. WikimediaCC BY-SA

Or, laisser la monnaie dans des mains entièrement privées n’est pas toujours une bonne idée, même si la gestion de la monnaie par les États a également abouti à des catastrophes, à l’image des épisodes hyperinflationnistes en Allemagne en 1923, en Hongrie en 1946 ou au Zimbabwe depuis l’an 2000. Laisser l’identification des êtres humains dans les mains privées est encore pire : que devient un être humain dont la seule preuve d’existence est un acte privé, éventuellement cessible et dont les tiers ne peuvent prendre connaissance ?

Ainsi, abandonner au plus offrant ces deux éléments clés de la construction de la Cité antique ou de l’État moderne que sont la monnaie et l’identité annonce le pire des mondes.

Des solutions existent, anciennes ou nouvelles. Les monnaies digitales de banque centrale (CBDC), à l’essai en Asie ou en Europe, en témoignent. Elles limitent le risque d’entraîner la substitution d’une forme lucrative d’identité à la forme civique dont nos droits dépendent, en soumettant le paiement à l’identification plutôt que l’inverse.

Dans un monde où l’émission d’actifs monétaires, la création d’identités et la gestion des profils correspondants ne sont plus du seul ressort des États, il devient en effet urgent de réfléchir à l’articulation de ces différentes dimensions afin de conserver les bénéfices des innovations suscitées par l’essor d’Internet sans y perdre nos droits, nos biens et nos êtres. Et donc de prendre en compte la quatrième fonction de la monnaie : l’identification.

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