Pourtant, une autre transformation s’est jouée ces derniers mois, moins évidente, mais tout aussi importante : l’avènement de nouvelles formes numériques de contrôle et de surveillance, et leur extension au biologique.
Parmi les outils utilisés par le gouvernement français (et bien d’autres) pour tenter de lutter contre la propagation de l’épidémie, les mesures reposant sur ces techniques ont effectivement été nombreuses.
De nouveaux fichiers de traçage
Dès le début de la crise sanitaire, ce sont ainsi plusieurs fichiers qui ont été créés pour permettre, de façon inédite, la gestion à grande échelle du contact tracing. En complément, est ensuite apparue une application aux finalités identiques, d’abord appelée StopCovid puis TousAntiCovid.
Ce sont également les nombreuses expérimentations de vidéosurveillance tentant là de détecter les malades par leur chaleur corporelle, ou ici de vérifier le bon port du masque. Enfin, et plus récemment, la création du passe sanitaire puis sa généralisation ont achevé ce continuum en s’intégrant dans la « vie d’après ».
Partant de ce constat, plusieurs observations peuvent être faites sur notre rapport à la technologie, mais aussi sur l’acceptabilité sociale de ces mesures de surveillance.
Une nouvelle appplication du solutionnisme technologique
Tout d’abord, le recours à des dispositifs numériques était-il absolument nécessaire ? Si la question a été soulevée pour l’application de traçage, bien que les débats se soient rapidement concentrés sur des enjeux techniques, elle a été quasiment absente ensuite.
Le « solutionnisme » technologique a ici trouvé une application nouvelle : face à une difficulté majeure, biologique donc difficilement contrôlable, et inédite, le recours au numérique apparaît comme évident.
Pourtant, aucune des technologies utilisées par ces dispositifs n’est neutre. Lorsque des caméras de surveillance sont mises en place dans le métro parisien pour vérifier le bon port du masque par les usagers, tout doit être pris en compte : quelles caméras sont utilisées, et fabriquées par quel opérateur ? Où sont envoyées les données et par qui sont-elles traitées ? Que deviennent les images filmées et les résultats ? La CNIL est d’ailleurs très vigilante sur ces questions.
Ces questions, relatives notamment au respect de la vie privée et au traitement des données personnelles, mais aussi aux risques du conflit entre intérêts privés et publics, sont intrinsèques au recours à ces technologies, mais pourtant peu soulevées dans le débat public. Si des dispositifs de suivi des cas positifs existaient ainsi déjà pour certaines maladies, le création inédite pour le coronavirus de fichiers nationaux et centralisés n’est pas anodine.
Des outils de contrôle inédits
Plus fondamentalement, ces systèmes apparaissent avant tout comme des outils de contrôle et de surveillance des individus, à un niveau sans doute rarement égalé dans nos sociétés modernes, au moins à une aussi large échelle. La très récente généralisation du passe sanitaire à de nombreux lieux culturels ou de vie sociale systématise ainsi l’idée d’un contrôle inédit, car mise en œuvre essentiellement par ceux qui ne disposent habituellement pas de ce pouvoir (gérants ou directeurs d’établissements par exemple) et donc par les citoyens eux-mêmes. La « société de vigilance » trouve ici peut-être une nouvelle traduction. L’espace public perd encore un peu plus de son anonymat.
L’idée d’un contrôle par la technologie n’est pourtant pas nouvelle. Elle s’incarne depuis plusieurs années en matière sécuritaire par le développement des fichiers de police, mais aussi des outils de surveillance à la disposition des forces de police judiciaire voire administrative. Elle est également appuyée par les grandes entreprises du numérique (qui en font la source de leur rentabilité, grâce au développement du « capitalisme de surveillance » dénoncé par Shoshana Zuboff).
Le triomphe du biopolitique
La perspective originale des processus actuels se trouve alors peut-être dans leur lien étroit et nouveau avec la dimension biologique. Par ces outils, le politique se saisit encore un peu plus des enjeux de santé, non pas à la manière des siècles passés en exerçant une emprise directe sur le corps, mais par une forme plus insidieuse de contrôle, de « biosurveillance ».
Ces dispositifs deviennent ainsi ceux de la « biopolitique » telle qu’exposée par Michel Foucault à la fin du siècle passé. Celle-ci ne s’adresse plus au corps individuel, mais « à la multiplicité des hommes comme masse globale affectée de processus d’ensemble qui sont propres à la vie », c’est-à-dire à la population conçue comme un tout.
Or, la technologie permet précisément de répondre à ces impératifs, puisqu’elle assure une prise en compte globale de la population, chaque individu se trouvant réduit à un ensemble de données, dont la gestion peut être opérée quasi-automatiquement.
Une coopération pleine et consciente de l’individu
Dans cet équilibre, le rôle des nudges ne doit pas être écarté. Ils participent pleinement à la surveillance en s’assurant de la complète coopération de l’individu, et en évitant le plus possible le recours à la contrainte.
Si la vaccination n’est pas obligatoire, la présentation du passe sanitaire l’est devenue. Plus subtilement, si le recours à l’application TousAntiCovid n’est pas strictement nécessaire, tout est rendu plus facile pour son utilisateur. D’ailleurs, la communication des chiffres de téléchargement est en elle-même aussi un nudge, car elle incite par le nombre.
L’ensemble de ces outils apparaît comme particulièrement intrusif. Rarement autant de dispositifs de contrôle et de surveillance auront concerné une part aussi importante de la population. Pourtant, leur acceptabilité sociale a progressé très rapidement.
Sur ce point, l’exemple du passe sanitaire est particulièrement révélateur : d’une mesure inenvisageable à l’été 2020, il est devenu quasi obligatoire un an plus tard.
Le phénomène d’accoutumance
Les nudges ne sont pas seuls responsables de cette apparente absence de contestation. C’est ici le phénomène d’accoutumance (le terme est notamment employé par le sociologue Armand Mattelart) qui doit être observé, facilité par l’impatience de sortir enfin un jour de la crise sanitaire et celle du tant promis retour à la vie antérieure. La technologie est partout dans notre quotidien, et les mesures de surveillance tendent également, qu’elles soient sanitaires ou sécuritaires, à se banaliser. Le fichier sanitaire devient un parmi d’autres, le passe sanitaire un contrôle de plus lors de déjà fastidieux passages aux frontières, tandis que l’application trouve sa place au milieu de toutes celles installées chaque jour sur nos téléphones.
Face à ce développement, les remparts juridiques sont souvent bien impuissants : états d’urgence à répétition, absence de tout pouvoir de véto de la Commission nationale informatique et libertés (CNIL, chargée du contrôle des outils numériques et de la protection des données personnelles), modifications législatives régulières et action timide du Conseil constitutionnel.
La technique du « pied dans la porte »
Ce constat est d’autant plus vrai qu’on assiste au recours fréquent à un simulacre de la technique marketing du « pied dans la porte ». Si le passe sanitaire a pu être validé par la CNIL et le Conseil d’État, c’est avant tout grâce à son champ d’application limité. Pourtant, quelques mois plus tard, il est très largement étendu. Trop tard : l’outil est déjà en place.
La même technique avait déjà été à l’œuvre pour l’application TousAntiCovid, dont les fonctionnalités n’ont fait que croître, et est très largement mise en application pour certains fichiers sécuritaires.
Cette habitude peut être dangereuse. Elle conduit en effet à progressivement déplacer la barrière de l’intolérable, et à accepter toujours plus de dispositifs de surveillance dans nos vies.
Si la période exceptionnelle peut bien sûr justifier certaines atteintes aux libertés et des outils inédits, il faut sans doute ici plus que jamais rappeler les risques de l’effet « cliquet », bien connu en matière sécuritaire, qui interdit tout retour en arrière.
Prenons garde à ce que l’ensemble de ces dispositifs, entre technologies et biopouvoirs, ne créent pas un périlleux précédent en constituant un pas de plus vers la société de contrôle, dans laquelle le risque, pour inhérent à tout système libéral, semble de moins en moins bien toléré.