Au-delà de la bataille d’ego et d’images, symbolisée par le coup de communication fait par Bezos en invitant l’aviatrice de 82 ans, Wally Funk, à voler avec lui et à devenir ainsi la personne la plus âgée dans l’espace, l’enjeu reste avant tout économique. Il s’agit pour l’un et l’autre de se positionner en tête du futur marché des vols suborbitaux.
Parmi les différentes possibilités touristiques offertes par l’espace, le vol suborbital est le plus porteur, car il est le moins complexe et le moins cher à réaliser. Il consiste en effet à dépasser la frontière symbolique de l’espace, entre 80 et 100 kilomètres, pour quelques minutes seulement, le temps d’expérimenter l’impesanteur, la noirceur de l’espace et d’observer la courbure de la Terre.
Rien à voir donc avec un séjour de plusieurs mois en orbite comme celui de Thomas Pesquet, actuellement à bord de la station spatiale internationale (ISS), à 400 kilomètres d’altitude. Dans le champ du tourisme d’aventure, le vol suborbital, de par sa très courte durée, son intensité et le niveau de risque perçu, se rapproche ainsi plus du saut à l’élastique que d’un long séjour en milieu extrême.
Pour Virgin Galactic, le vol d’essai réussi du SpaceShipTwo est un préambule au début des opérations commerciales régulières, espéré pour 2022. Quelque 600 billets à 200 000 euros auraient déjà été vendus et, à terme, l’entreprise compte réaliser 400 vols par an.
Du côté de Blue Origin, un premier client faisait déjà partie de l’équipage du vol réalisé ce 20 juillet puisqu’un siège avait été mis aux enchères et adjugé 24 millions d’euros. Par la suite, le prix du ticket devrait se situer autour d’un million d’euros.
45 millions pour l’ISS
Malgré leurs coûts élevés, les vols suborbitaux restent bien plus accessibles que la station spatiale internationale, qui a déjà accueilli sept touristes depuis son inauguration en 2001. Tous avaient réservé leur séjour d’une dizaine de jours auprès de Space Adventure, une entreprise américaine assurant le rôle de tour-opérateur, pour environ 45 millions d’euros.
À de tels tarifs, le tourisme spatial est encore très loin de pouvoir devenir un tourisme de masse. Son positionnement sur un marché d’ultra-niche appelle ainsi à fortement relativiser les promesses d’un « espace pour tous ».
Dans le cadre d’une étude techno-économique que nous avons réalisée pour le programme « Objectif Lune » de l’Association nationale de la recherche et de la technologie (ANRT), nous avons estimé les tailles de marché potentielles du tourisme spatial en supposant que les candidats au voyage accepteraient de consacrer jusqu’à 10 % de leur patrimoine au projet, comme l’a fait le premier touriste spatial, Dennis Tito, en 2001.
Il apparaît que près de sept millions de personnes dans le monde pourraient s’offrir un vol suborbital, tandis que seulement 7500 auraient les moyens de séjourner sur l’ISS. Le marché réel est évidemment encore plus réduit, notamment parce qu’au-delà des considérations économiques, la longue préparation et le niveau de condition physique exigés limitent le nombre de clients potentiels.
Ces chiffres pourraient toutefois évoluer favorablement à mesure que les coûts d’accès à l’espace diminuent, notamment depuis l’arrivée de SpaceX sur le marché. La réutilisabilité des lanceurs et des capsules devrait permettre de réduire encore des coûts déjà divisés par trois ces dernières années.
Néanmoins, depuis le dernier vol d’un touriste à bord de l’ISS en 2009, ce n’est pas le prix du ticket, mais bien le nombre de sièges disponibles dans les lanceurs qui a empêché le développement du tourisme orbital. En effet, après le retrait des navettes spatiales américaines, le Soyouz russe est devenu le seul moyen d’accès à l’ISS pour les astronautes des différentes puissances spatiales, si bien qu’il n’était plus possible d’embarquer des touristes.
Cette situation est aujourd’hui résolue, grâce à l’arrivée d’un nouveau moyen d’accès américain à l’ISS, le Crew Dragon de SpaceX, si bien que le retour des touristes devrait avoir lieu dès cet automne, avec pas moins de trois missions prévues.
Par la suite, le développement d’un second véhicule côté américain (Boeing CST-100 Starliner) laisse présager un fort développement des activités touristiques en orbite basse, avec des missions commerciales dédiées Axiom et une politique de rentabilisation des places désormais vacantes sur Soyouz côté russe.
Objectif (autour de la) Lune
À plus long terme, une destination plus lointaine pourrait même émerger : la Lune. Si l’alunissage est une étape si complexe et coûteuse – The Golden Spike Company annonçait un ticket à 750 millions de dollars en 2012 – qu’elle reste difficilement envisageable à l’heure actuelle, la difficulté pourrait être contournée en proposant des survols sans séjour à la surface, sur le principe de la mission Apollo 8.
La complexité des opérations et des infrastructures nécessaires serait alors significativement diminuée, et le séjour, d’une durée de six jours, pourrait être proposé à un prix « comparable » à celui d’un vol sur l’ISS, à en croire Elon Musk, le PDG de SpaceX. Le milliardaire japonais Yusaku Maezawa aurait d’ailleurs déjà acheté un billet pour le premier vol touristique autour de la Lune prévu en 2023.
En attendant de décrocher la Lune, le tourisme spatial aura à régler son important problème d’image. Réservé à un nombre très réduit de clients fortunés, il soulève de vives critiques, notamment sur le plan des inégalités d’émissions de gaz à effet de serre.
En effet, même si son impact total devrait rester marginal dans un secteur, le tourisme, qui représente déjà 8 % des émissions mondiales, un seul vol suborbital représente la quasi-totalité du budget d’émissions individuelles par an à respecter pour limiter le réchauffement climatique à 2 °C.
Alors que le « flygskam » (honte de prendre l’avion, en suédois) parvenait à faire réviser à la baisse les prévisions de croissance du trafic aérien avant même le début de la crise sanitaire, l’espace accueillera-t-il un jour, à l’instar des régions polaires ou de l’Everest, plus de touristes que de scientifiques ? Le débat citoyen, à condition qu’il s’empare de ce sujet jusqu’ici abandonné à une poignée de milliardaires enthousiastes, détient sans doute une part de la réponse.