En effet, le SUV, ce véhicule aux airs de 4×4 arrivé dans les années 1990 en provenance du Japon, s’est propagé sur le marché européen à grande vitesse (graphique ci-dessous). En empiétant d’abord sur les monospaces (MPV) et les véhicules supérieurs (D), les voici qu’il rogne sur les parts de marché des véhicules plus compacts (A, B et C) qui régnaient en maîtres incontestés sur le marché européen.
Mais si le débat entre écologie et production est si prégnant en France, c’est que le SUV est le résultat d’une triple histoire : celle des réglementations européennes, de la demande et des logiques industrielles de la filière automobile française. Il ne suffit pas en effet d’écarter le « chantage à l’emploi », il faut aussi le comprendre pour lui donner des solutions politiques.
Une construction réglementaire
Le SUV a pu bénéficier en Europe d’un terrain réglementaire favorable à son développement. Bien qu’embryonnaire sur le marché européen dans les années 2000, le SUV va sortir gagnant à la Pyrrhus des réglementations affectant la sécurité, les polluants et le CO2.
Concernant la sécurité, les textes vont largement contribuer à l’accroissement du poids des véhicules dès les années 2000. Notamment, certaines réglementations comme celle affectant les chocs piétons, vont transformer le produit véhicule, en rehaussant les pare-chocs avant. Le SUV, haut sur patte, répond alors favorablement à ces nouvelles exigences, si bien qu’il devient quasiment impossible à première vue de distinguer certains « SUV » des véhicules « normaux ».
La réglementation concernant les polluants (NOx, particules…) va aussi contribuer à l’essor du SUV. D’une part, les véhicules pesant plus de 2 500 kg bénéficiaient d’une exception jusqu’aux normes Euro 4 (mises en œuvre en 2005), devant émettre des limites de polluants plus souples, au même niveau que les camionnettes, ce qui fera l’objet d’une première bataille politique entre constructeurs et environnementalistes qui en sortiront victorieux.
D’autre part, ces normes de pollutions vont redevenir favorables aux SUV (diesel) avec les nouveaux cycles de tests en conditions réelles dès 2017. Pour répondre efficacement à ces nouvelles exigences, la seule technologie actuellement disponible est le Selective catalytic reduction, qui doit être couplé à un réservoir d’urée (ammoniac liquide). Or, seuls les véhicules les plus spacieux sont capables d’accueillir ce nouveau composant.
Enfin, les objectifs CO₂ contribuent de manière contre-intuitive à la course au poids. En 2019, après un lobbying intense, la solution « allemande » s’impose : les objectifs CO2 de chaque constructeur (objectifs individuels) sont calculés selon le poids moyen des véhicules vendus. Plus le constructeur vend des véhicules lourds, moins son objectif CO2 est contraignant, afin de rendre plus équitable les efforts de dépollution entre les constructeurs.
L’effet est immédiat : les gains de CO2 liés à l’allègement des véhicules sont absorbés par un objectif CO2 plus strict. Les constructeurs sont donc face à un équilibre de Nash peu souhaitable : la seule stratégie possible est l’alourdissement, et si possible, plus que ses concurrents.
Les années 2000 vont donc voir un essor incroyable des innovations concernant le bloc moteur. L’objectif est d’améliorer à tout prix le rendement de la motorisation. Des progrès considérables ont été réalisés : downsizing, électronique et électrification améliorent notamment la performance. On peut ainsi placer un moteur moins énergivore dans un véhicule plus lourd.
Vu ainsi, le malus au poids permettrait, s’il est bien calculé, d’enrayer cette course à l’alourdissement et ainsi pénaliser les grosses et puissantes berlines allemandes.
Une construction économique
Depuis la crise de 2008, le marché automobile européen semble condamné à être un marché de renouvellement. Face à la modération salariale, à l’Ouest, et une classe moyenne qui n’émerge pas, à l’Est, les constructeurs doivent viser les quelques ménages solvables.
Ces derniers sont généralement plus âgés, plus riches, et plus urbains. En Allemagne, les jeunes cadres voient dans la voiture de fonction un élément important du salaire. De l’autre côté du marché, les ménages périurbains et ruraux se tournent vers le marché de l’occasion, préférant investir dans un gros véhicule plus fiable qui pourra donc être amorti plus longtemps, dans un contexte de réduction des transports collectifs dans ces zones.
Une course s’engage vers la premiumisation. L’objectif est d’attirer cette demande exigeante en offrant des véhicules à plus forte valeur ajoutée pour le client, et donc pour le constructeur. Sur le marché des petits véhicules, la forte élasticité-prix de la demande contraint les constructeurs à réduire les coûts.
Dans ce contexte, le SUV va rapidement trouver une demande. Le design va tirer sur le haut de gamme. La conduite haute va être un argument de vente imparable pour les consommateurs plus âgés mais aussi pour les mères de famille, renforçant le contrôle et la sécurité au volant.
Enfin, le volume de coffre va attirer les ménages souhaitant un véhicule routier, remplaçant donc très rapidement les véhicules familiaux. La polyvalence de ce véhicule, renforcée par l’arrivée de gammes « SUV urbains » lui permet ainsi d’inonder le marché.
Mais si le SUV est un objet de tension, c’est bien du fait de l’inégale répartition de la demande. Il semble en effet contraire aux enjeux environnementaux et d’urbanisme de voir circuler ces véhicules lourds en ville, alors que les périurbains et ruraux sont poussés par la raréfaction des transports collectifs et la modération salariale d’acquérir un tel véhicule routier fiable.
La politique fiscale peut justement jouer ce rôle de corrections des dysfonctionnements du marché. Le malus au poids prendrait alors tout son sens : guider les consommateurs et les constructeurs vers la production de nouveaux produits, qui répondraient à des enjeux de politique publique, tout comme le bonus-malus sur le CO2 a pu accompagner les efforts d’innovation des constructeurs.
Le délaissement du site France
Les industriels français expriment leurs angoisses face à ce malus au poids qui affecterait 70 % de la production française. Il faut voir dans cet argument le constat ironique de trois décennies de logiques industrielles doctrinales.
On assiste depuis les années 1990 à une mise en concurrence systématique des sites de production en France. Renault a été précoce, en délocalisant – rapidement en semi-périphérie, notamment en Roumanie. Les accords d’élargissement et de libre-échange offrent alors pour les constructeurs français une opportunité pour résoudre le « problème social ».
Depuis la fermeture du site d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) en 2013, une petite doctrine trotte dans la tête du patronat et du gouvernement : la France ne peut plus produire de petits véhicules, et se concentrera sur les véhicules « à forte valeur ajoutée ».
Le procédé de délocalisation est toujours le même : le constructeur commence la production d’un modèle « français » à l’étranger, tout d’abord au motif de répondre à un accroissement de volume. Puis, il transfère de plus en plus les volumes de production vers cette nouvelle usine, jusqu’à annoncer la fermeture de la ligne en France. Pour compenser, elle promet la production d’un véhicule « à forte valeur ajoutée ».
Les syndicats, inquiets pour l’emploi, voient pour la plupart d’un bon œil l’arrivée de ces nouveaux modèles dont les SUV. Or, un véhicule à forte valeur ajoutée, ce sont aussi des volumes de production en moins, d’autant plus quand ces modèles à forte valeur ajoutée se vendent très mal : Scénic, Espace et Talisman produits à Douai (Nord) sont ravagés par les Captur et Kadjar espagnols.
Lors de l’annonce du plan de sauvegarde l’automobile, en mai 2020, le président Emmanuel Macron a réaffirmé vouloir localiser en France la production de modèles à forte valeur ajoutée, notamment électriques. Cette prise de position est surtout un moyen d’accompagner davantage le mouvement de délocalisation, plutôt que d’annoncer un renouveau stratégique. Ni la nouvelle génération de Captur, ni la Peugeot 2008 « SUV urbain » ne remplaceront la Clio et la 208, qui sont pourtant les deux modèles les plus vendus en France !
Sur le front de l’électrique, même constat. L’équation en termes de volume ne sera certainement pas résolue si les chaînes de production du site de Flins (Yvelines) produisent des Nissan Micra plutôt que des Clio. La Twingo électrique est assemblée en Slovénie, la 208 électrique en Slovaquie. La K-Zéro sera produite en Roumanie, alors que selon la CGT-Renault, ce véhicule pourrait tout à fait être produit (et rentable) en France.
Pourtant, dans l’automobile, l’organisation de la production ne répond pas à un simple calcul coût-bénéfice. L’exemple le plus problématique pour la doctrine française est Toyota France qui produit des Yaris, vendues à un prix tout à fait compétitif.
Si la France est si dépendante des véhicules à forte valeur ajoutée, ce n’est donc absolument pas une contrainte inéluctable guidée par de quelconques calculs économiquement rationnels, mais bien un choix politique qui s’auto-entretient.
Voilà ce que cache la cristallisation du débat autour du malus au poids : des décennies stratégies industrielles, réglementaires et politiques, que la politique industrielle pourrait corriger. On peut rejoindre le patronat et les trois syndicats de salariés sur le fait que pour l’industrie automobile, ce n’est pas le moment au vu de la fragilité de la reprise économique, mais il faudra bien commencer un jour.
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- THE OBSERVATION