MINUIT ! Pour le cœur sensible qui écoute et qui comprend, tout chante minuit.
MINUIT ! C’est la chanson naïve et monotone de la berceuse qui endort son enfant.
MINUIT ! C’est la complainte de l’amant qui, dans le calme de la nuit, implore les grâces de la belle.
MINUIT ! C’est le chant mélancolique de l’oiseau dans le feuillage, la plainte désespérée du féticheur aux abois sur la rigueur des dieux, le tonnerre qui gronde dans le lointain.
MINUIT ! C’est tout ce qui gémit, tout ce qui pleure, car Minuit est aussi la tragédie du Manding.
C’était en 1882, dans le cercle de Siguiri au cœur du vieux Manding. Samory était repoussé vers le Sud et les Blancs venaient de construire le petit fort Galliéni. L’administrateur qui dirigeait alors le cercle, commandait toutes les régions des deux rives du Niger et les cantons aurifères du Bouré. Cette année-là, les récoltes étaient particulièrement abondantes et les fêtes se multipliaient dans les villages ; tout chantait la vie.
A Tiguibéri, paisible hameau au confluent Tinkisso-Niger, habitait un beau jeune homme de la grande famille des Keita du nom de Balaké. Sa renommée était grande et nul n’ignorait son nom. Les jeunes filles surtout l’adoraient. A Kangaba, on lui avait dédié l’air de la pluie, c’est-à-dire de la prospérité.
A Niaréla, son nom était mêlé à l’air gai de la moisson.
A Niani, capitale des ancêtres, on chantait en son honneur l’air plus grave des vautours.
A Siguiri, une jeune fille belle et délicieuse comme une nuit de clair de lune, fut éprise de Balaké. Elle s’appelait Sona et elle avait aussi son chant.
Ils s’aimèrent tendrement et finirent par se fiancer. Mais les charmes de la douce Sona touchèrent, selon certains, le cœur de l’interprète noir du fort, selon d’autres, celui du grand chef blanc lui-même. Ce point n’a jamais pu être éclairci et les versions en sont nombreuses. Toujours est-il que Balaké, du fait qu’il était chéri par Sona, fut mis à l’index par les habitants du fort.
Malheureusement, une nuit, un sous-officier blanc fut assassiné à proximité de la case de Balaké. Un complot s’ourdit aussitôt contre lui et, un soir, alors qu’il présidait une fête organisée en son honneur dans le carré des Camara, le perfide interprète vint l’appeler de la part du grand chef.
Le lendemain, au crépuscule, les sons aigrelets du petit crieur public apprirent que Balaké était jugé et condamné à mort. Il devait être fusillé 24 heures plus tard.
Cette surprenante nouvelle bouleversa tous les villages environnants. Les commères du fond de leurs chaumières, en parlaient les larmes aux yeux.
Sous l’arbre à palabres, les anciens s’en indignaient profondément.
La mère de la victime, affolée, disparut dans l’immense brousse pour y verser ses larmes dans une pleine solitude.
Les filles, accroupies au pied du fort, exhalaient leur désespoir en pleurs redoublés.
Les jeunes gens, éplorés, déposèrent tous leurs dabas et se donnèrent rendez-vous dans la lugubre vallée du hibou aux yeux éteints.
Namory, le vénérable griot de Balaké, brisa sa guitare contre le roc, et, sans mot dire, prit une pirogue, suivit le cours du grand fleuve noir, le Tinkisso. Il n’est pas revenu. On dit qu’il va encore…
Mais il fallut devancer l’heure de l’exécution, pour éviter tout soulèvement dans le pays. Le 30 septembre 1882, c’était à Minuit.
A Minuit, dans la vaste plaine qui s’étend derrière Siguiri, une petite salve retentit et Balaké tomba, froid, face à son village…
Hélas ! La belle Sona, elle, pleurait, elle qui jusque-là ne connut que le bonheur. Le soir du troisième jour, elle quitta brusquement le village. Elle fuyait les hommes pour la forêt…
L’haleine tiède du crépuscule desséchait sa gorge, fendait ses lèvres, brûlait ses tempes. Elle fuyait les hommes, elle fuyait toujours…
L’ombre peu à peu l’enveloppait ; elle fuyait les hommes, elle fuyait toujours…
Elle entendit la voix d’un berger ; dernier espoir ! Elle fuyait les hommes, elle fuyait encore…
Arrivée au sein de la forêt, elle s’agenouilla dans l’herbe humide de rosée, sanglota longuement, et d’un geste suprême, absorba le poison qui devait l’emporter.
L’occident rougeoyait des derniers feux du soir. Dans le feuillage touffu des arbres, on entendait la plainte éternelle du vent. La nuit tombait froide et lugubre. La sylve endeuillée frémissait, faisant tomber, telles des larmes, des gouttelettes de rosée.
Ami ! Fais geindre les cordes de la guitare pour que revive le touchant souvenir de Balaké et de sa belle. Qu’au royaume des ombres, ils sentent notre compassion. Ils reposent toujours dans la grande plaine herbeuse qui aujourd’hui a porté leur nom.
KEITA Fodeba (In Aube Africaine )
Transcription intégrale : Jean Baptiste Williams