Le jeune prodige frappe encore. A peine âgé de 31 printemps, Mbougar Sarr propose une trépidante enquête et une oeuvre d’une désarmante densité autour de la littérature, la manière obsédante dont elle peut nous hanter et sa raison d’être.
Dédié à la mémoire de l’écrivain malien Yambo Ouloguem, La plus secrète mémoire des hommes propose une trépidante enquête littéraire, qui se passe sur trois continents, et entremêle les trajectoires, les thèmes et les genres dans un même souffle, aussi gourmand que virtuose. La littérature s’y révèle au centre, l’aura qu’elle peut susciter, mais aussi les critiques dont elle peut légitimement faire l’objet, et on retrouve de multiples questions liées à sa réception, à sa conception, à son utilité.
Peut-elle paraître futile en rapport avec la politique par exemple, ou toutes les blessures du monde ? A quoi sert encore d’écrire ? Pour dire quoi ? A qui ? Pourquoi se décide-t-on un jour d’écrire, et pourquoi n’écrit-on plus ?
Ces interrogations, qui auraient pu paraître très théoriques voire ennuyeuses, se trouvent cependant incarnées ici dans des personnages concrets, et dans la mystérieuse fascination qu’exerce le livre « Le Labyrinthe de l’Inhumain » et son auteur T. C. Elimane, tombé dans l’oubli et introuvable après avoir été d’abord loué puis accusé de plagiat, sur toute une galerie de personnages : le narrateur Diégane – écrivain en herbe, et auteur d’un premier roman « Anatomie du vide », dont il n’est pas très content, et qui n’a pas connu un grand succès -, l’écrivaine consacrée Siga D. qui le lui a fait découvrir, mais aussi le congolais Musimbwa – exigeant lecteur, brillant chroniqueur, poète ponctuel et ami de Diégane -, Stanislas, le traducteur polonais de Gombrowicz, pour qui le plus grand compliment qu’on puisse faire à un livre est de le qualifier d’ « intraduisible »…
Et puis, cette figure, mystérieuse, envoûtante, d’abord très opaque, et puis un peu moins – peut-être ? – au cours du roman de T.C. Elimane, étudiant plein de promesses qui va croiser la route de deux éditeurs avec qui il va sympathiser jusqu’au point d’ajouter les initiales de leurs deux prénoms – T pour « Thérèse » et C pour « Charles » – à son nom d’écrivain.
Ce personnage peut faire écho à Yambo Ouloguem, mais aussi à Salinger ou d’autres auteurs énigmatiques, ceux qui évitent les interviews et les photos, la vie médiatique et mondaine, laissent un livre et puis disparaissent, laissant ouvertes de très nombreuses questions.
T.C. Elimane a-t-il été affecté par les critiques négatives et les accusations de plagiat dont il a fait l’objet ? A-t-il été dégoûté par les mots injustes voire assassins de certains journalistes altiers et accessoirement racistes dans la France de 1938 ? T. C. Elimane va-t-il rentrer chez lui, au Sénégal, et si oui, dans quel but ? Comment se fait-il qu’on ait retrouvé la trace de T. C. Elimane en Amérique du Sud ? Qu’a-t-il bien pu y faire pendant pas moins de vingt années ? Diégane trouvera-t-il la clé ?
Mbougar Sarr rend compte de toute une vie littéraire agitée, avec savoir-faire et malice. Les fausses critiques d’époque de journalistes inventés – de « La Revue des deux Mondes », de « L’Humanité » ou du « Figaro » – qu’insère subtilement Mbougar Sarr dans son roman sont particulièrement réussies et jubilatoires. On sent toute l’érudition du romancier, mais aussi le plaisir qu’il a manifestement éprouvé en les écrivant, un plaisir véritablement contagieux, qui rend toutes ces critiques accessibles, intéressantes, voire même palpitantes – définitivement loin de tout élitisme.
L’enquête de la journaliste Brigitte Bollème se lit également avec beaucoup d’intérêt, et son personnage joue d’ailleurs un rôle important dans le livre. C’était une gageure d’arriver à intéresser un large public à ce genre de débats spécifiquement littéraires, ou à des personnages de critiques et de journalistes litteraires.
En plus d’évoquer la vie littéraire de 1938, Mbougar Sarr parle aussi de celle de 2021, marquée par l’envahissante présence des réseaux sociaux, dont il dénonce non sans sarcasme l’inadéquation avec la vie réelle. On peut aisément « liker » le « post » d’un écrivain à propos de son livre sans l’acheter, et encore moins le lire. Et une influenceuse sur Instagram peut du jour au lendemain s’improviser écrivaine, et connaître un certain succès. De plus, le roman constitue également un témoignage, en brossant le portrait de plusieurs écrivains africains francophones vivant et écrivant en France.
Cela dit, même si la littérature, l’écriture, la réception des œuvres littéraires occupe une place très importante dans le roman, le livre aborde aussi de nombreux autres enjeux, et prend à bras-le-corps plusieurs démons de l’Histoire, dont le colonialisme et, brièvement, le nazisme. L’amour, l’amitié, le désir, les sentiments passionnés, la famille qu’on a et celle qu’on se fait se révèlent également très présents. Enfin, le roman pose en filigrane de grandes et intimidantes questions philosophiques, telle que celle, fameuse, du sens de la vie, mais sans avoir l’air de trop y toucher, tout en se concentrant surtout sur l’histoire racontée, et sans lourdeur ni esprit de sérieux mortifiant.
Le roman échappe incroyablement à tous les écueils dans lesquels il pourrait sombrer – une structure qu’on aurait pu trouver trop complexe, un propos dont la théorie aurait pu rebuter, un trop grand nombre de personnages qui aurait pu nous perdre -, se révèle d’une épatante fluidité, et se lit d’une traite. On se demande bien comment Mbougar Sarr l’a construit, dans que ordre, combien de temps exactement il a mis pour le concevoir, puis l’écrire.
On retrouve sinon avec bonheur la langue chatoyante et inspirée à laquelle il nous a habitués depuis quatre romans désormais. Cette langue qui nous pousse à noter tel ou tel passage, telle ou telle formule inspirée et bien choisie, voire à l’apprendre par cœur. Mbougar Sarr nous fait aussi de temps en temps consulter le dictionnaire, n’hésitant pas à employer des mots aussi rares qu’ « épectase », « occlus », ou « jaculatoire ». Jamais, pourtant, il ne tombe dans le pédantisme. Sa langue est musicale, créative, ludique aussi, agréable, légère et profonde à la fois, marquante, originale, envoûtante et rythmée. On pardonne aisément un trop-plein de références lettrées et quelques formules parfois un peu pompeuses.
Ce qui séduit aussi chez lui c’est, à seulement 31 ans encore une fois, sa belle capacité de renouvellement. Après la résistance au djihadisme, l’immigration et ses conséquences ou l’homophobie, vient à présent un autre sujet – l’écriture elle-même et le mystère d’un homme. Certes, on peut retrouver certains motifs, l’insertion de termes wolofs, un humour discret mais bien présent, le goût pour la polyphonie, les récits entrecroisés et les structures complexes. L’enquête sur T. C. Elimane peut faire penser à l’enquête menée dans « De purs hommes ». Néanmoins, on n’a vraiment pas l’impression que Mbougar Sarr se répète, ce qui donne l’espoir que son cinquième roman parlera encore d’un autre sujet.
Pour le dire en peu de mots, on a vraiment le sentiment de se trouver en face d’une oeuvre très aboutie, dont on ne pourra pas faire le tour, mais qu’on a envie de relire plusieurs fois pour mieux mesurer, ne serait-ce qu’un peu, son insondable richesse. Puis, bien qu’elle puisse intimider et qu’elle parle aussi de la souffrance que l’écriture peut entraîner, des vicissitudes du milieu littéraire, de la vanité des prix et de la relative inutilité de tout cela, c’est aussi une oeuvre qui, paradoxalement, nous donne une très furieuse envie d’écrire nous-mêmes…
ZOOM
Un extrait
On aurait pu choisir le livre entier ou presque.
Voici un passage de La plus secrète mémoire des hommes pour mettre en appétit, et qui montre que, dans son enquête littéraire, le narrateur ménage des pauses – le narrateur y retrace le début de sa romance avec une certaine Aïda :
« On n’eut pas besoin de parler, de se dire le concert était génial, de revenir à la sensation du baiser qui piquait encore nos lèvres, de se demander où va-t-on ? en prenant le RER B. Nous y sommes montés en sachant où on allait ! vers l’autre, sans un mot mais dans une conversation intense de doigts entrelacés et de débuts de sourires si chargés que toute phrase se serait brisée qui eût tenté d’en porter le poids. Nous nous sommes rendus chez elle. Je me rappelle sa chevelure trempée, mouillant son visage, et le mien, quand nous avons défait l’amour en fragments étincelants, et ils nous encerclèrent comme les anneaux une planète. Les vraies métamorphoses ontologiques ne sont pas si nombreuses qu’on le croirait au cours d’une existence. J’en ai connu deux et la lecture du ‘Labyrinthe de l’inhumain’ ne fut que la seconde. En matière de crise mystique, Pascal eut sa Nuit de feu et Valéry sa Nuit de Gênes ; pour moi ce fut la première nuit d’amour avec Aïda. »
Philippe Rey / Jimsaan
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