De nos jours, il est courant de se plaindre que, compte tenu de la préoccupation générale pour les minorités et de l’affirmation selon laquelle la justice sociale devrait intéresser tout le monde, l’idéologie domine la science. Certains vont même jusqu’à comparer le système de recherche actuel au lyssenkisme, une approche erronée de la génétique végétale promue par les autorités soviétiques et chinoises.

C’est le cas d’un article paru le 27 avril dans le Wall Street Journal« The hurtful idea of scientific merit » — (La notion « blessante » de mérite scientifique), rédigé par les scientifiques Jerry Coyne — un éminent biologiste de l’évolution, auteur de l’important livre Why Evoluton is True ? – et Anna Krylov. Les institutions et les revues, affirment-ils, ont oublié le « mérite scientifique » et l’ont remplacé par l’idéologie, craignant que les soi-disant « wokistes » soient soutenus par les gouvernements et les agences officielles de la même manière que la fausse théorie de Trofim Lysenko sur l’hérédité des caractères acquis a été mise en application par Staline. Si c’est vrai, c’est une terrible nouvelle, car en URSS, la suprématie idéologique du lysenkoïsme a conduit à de nombreuses exécutions et à des exils.

L’adoption des idées pseudo-scientifiques de Trofim Lysenko a contribué aux famines qui ont tué des millions de personnes en URSS et en Chine. Russian Federation foundation/WikimediaCC BY

À de nombreuses reprises, les « anti-woke » ont formulé des critiques analogues. Un exemple dans les sciences humaines a été la dénonciation de la divulgation des relations entre la famille du poète Ted Hughes et l’esclavage. En psychologie, on a critiqué l’introduction de la notion de « privilège blanc ».

Le concept délicat de mérite scientifique

Coyne et Krylov parlent de biologie, mais on pourrait facilement admettre que les controverses sur ce qu’on appelle le wokisme, la justice sociale et la vérité concernent l’ensemble du monde universitaire, qui comprend les sciences naturelles, les sciences sociales, les sciences humaines et le droit. Leur affirmation est censée s’appliquer au monde universitaire en général, et « mérite scientifique » est ici synonyme de « mérite académique ».

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Mais cette notion de « mérite scientifique », parfois appelée « excellence scientifique » dans les politiques françaises dévaluation de la recherche, est obscure. En l’absence d’une méthode fiable pour la mesurer, l’invoquer est une affirmation vide de sens. Pire encore, la manière dont le mérite lui-même est utilisé par les institutions et les politiques s’avère en fin de compte beaucoup plus nuisible à la science que n’importe quelle « idéologie guerrière de justice sociale » radicalisée, si tant est que cette expression ait un sens.

Dans le monde universitaire, le « mérite » signifie que l’on doit être crédité d’une contribution solide et mesurable à la science. Pourtant, lorsqu’une découverte est faite ou qu’un théorème est prouvé, c’est toujours sur la base de travaux antérieurs, comme nous l’a rappelé une reconstitution exhaustive du rôle joué par Rosalind Franklin dans la découverte mondialement saluée de l’ADN (1953) par Crick et Watson, qui ont reçu le prix Nobel pour cela alors que Franklin était décédée quatre ans plus tôt. L’attribution du mérite est donc compliquée par l’inextricabilité des contributions causales, ce qui rend la notion de « crédit intellectuel » complexe, tout comme l’idée même d’un « auteur », à qui ce crédit est en principe dû. Comme dans une équipe de football ou de handball, l’analyse de la contribution de chaque joueur au but marqué par l’équipe n’est pas une mince affaire.

Des conventions sociales ont donc été inventées pour surmonter cette sous-détermination quasi métaphysique de l’« auteur » (et donc de son mérite). En science, l’une d’entre elles est la discipline : être un auteur n’est pas la même chose en mathématiques qu’en sociologie, et les disciplines déterminent ce qui est requis pour signer un article, et donc pour être un auteur dans un domaine donné. Un autre outil conventionnel est la citation : plus une personne est citée, plus son mérite est élevé.

Le classement des citations est donc censé refléter la véritable grandeur des individus. Pour l’estimer, il faut répertorier tous les articles signés par un individu et cités par ses pairs, ce qui donne lieu à des mesures telles que le facteur d’impact (pour les revues) ou le h-index (pour les scientifiques), qui constituent la base de notre système de mérite dans le domaine scientifique, puisque toute évaluation de la valeur académique d’une personne et de ses chances d’être embauchée, promue ou financée dans n’importe quel pays jongle avec ces chiffres combinés. Comme l’a dit le sociologue canadien Yves Gingras, alors que l’« article » a été une unité de connaissance pendant quatre siècles, il est maintenant aussi une unité d’évaluation et est utilisé quotidiennement par les comités d’embauche et les agences de financement dans le monde entier.

Contrairement à ce qu’affirment Coyne et Krylov, ces derniers ont l’intention de trouver les scientifiques les plus méritants en suivant le nombre de citations et de publications — ces dernières permettant d’augmenter le nombre de citations, puisque plus vous publiez d’articles, plus votre travail sera cité. Entendre dire que la Chine est désormais le premier pays publiant et s’inquiéter de sa victoire imminente dans la course aux publications, comme nous le lisons tous les jours, n’a de sens que si l’on assimile la valeur de la science à ces grandes mesures.

Où la science est perdante dans l’idée de mérite

Pourtant, mesurer le mérite scientifique de cette manière nuit à la qualité de la science pour trois raisons qui ont été analysées par les scientifiques eux-mêmes. Le résultat global est que ce type de mesure produit une « sélection naturelle pour la mauvaise science », comme l’ont dit les biologistes évolutionnistes Paul E. Smaldino et Richard McElreath dans un article de 2016. Pourquoi ?

Tout d’abord, il est facile de jouer avec les mesures — par exemple, en divisant un article en deux, ou en écrivant un autre article en modifiant uniquement les paramètres d’un modèle. De toute évidence, cette stratégie augmente inutilement la quantité de littérature que les chercheurs doivent lire et accroît ainsi la difficulté de distinguer le signal du bruit dans une forêt croissante d’articles universitaires. Les raccourcis tels que la fraude ou le plagiat sont également encouragés ; il n’est donc pas étonnant que les agences pour l’intégrité scientifique et les traqueurs d’inconduite scientifique aient proliféré.

Deuxièmement, cette mesure du mérite induit une science moins exploratoire, car l’exploration prend du temps et risque de ne rien trouver, de sorte que vos concurrents récolteront tous les bénéfices. Pour la même raison, les revues favoriseront ce que les écologistes appellent traditionnellement exploitation plutôt qu’exploration de nouveaux territoires, puisque leur facteur d’impact repose sur le nombre de citations. Un récent article de Nature affirme que la science est devenue beaucoup moins novatrice au cours de la dernière décennie, alors que les évaluations basées sur la bibliométrie ont prospéré.

Enfin, même si l’on souhaite conserver une mesure du mérite liée à l’activité de publication, le mérite basé sur la bibliométrie est unidimensionnel car la science réelle — telle qu’elle est révélée par son étude quantitative assistée par ordinateur — se développe comme un paysage en évolution plutôt que comme un progrès linéaire. Ainsi, ce qui constitue une « contribution majeure » à la science peut prendre plusieurs formes, en fonction de l’endroit où l’on se situe dans ce paysage.

Repenser le progrès scientifique

À l’ISC-PIF (Paris), les chercheurs ont cartographié la dynamique de la science en détectant au fil des ans l’émergence, la fusion, la fission et la divergence de sujets définis par des groupes de mots corrélés (comme l’illustre la figure ci-dessous concernant le domaine de l’informatique quantique, où les fissions et les fusions qui se sont produites dans l’histoire du domaine sont visibles graphiquement). Il apparaît que les types de travaux réalisés par les scientifiques aux stades distincts de la naissance, de la croissance ou du déclin d’un domaine (considéré ici comme un ensemble de sujets) sont très différents et donnent lieu à des types de mérites incomparables.

Progrès au fil du temps dans le domaine de l’informatique quantique. Author provided

Ainsi, lorsqu’un domaine est mature, il est facile de produire de nombreux articles. En revanche, lorsqu’il est émergent — par exemple par la fission d’un domaine ou la fusion de deux domaines antérieurs — les publications et les publics sont rares, de sorte qu’il est impossible de produire autant d’articles qu’un concurrent travaillant dans un domaine plus mûr. Tout niveler par la référence commune aux nombres de citations —, quel que soit le raffinement des mesures — manquera toujours la nature propre de chaque contribution spécifique à la science.

Quel que soit le sens du mot mérite en science, il est multidimensionnel, et donc tous les index et mesures basés sur la bibliométrie ne le prendront pas en compte parce qu’ils le transformeront en un chiffre unidimensionnel. Mais ce mérite mal défini et mal mesuré, en tant que base de toute évaluation des scientifiques et donc de l’allocation des ressources (postes, subventions, etc.), contribuera à façonner la physionomie du monde universitaire et donc à corrompre la science plus fermement que n’importe quelle idéologie.

Par conséquent, la revendication du mérite tel qu’il est actuellement évalué n’est pas un étalon-or pour la science. Au contraire, ce « mérite » est déjà connu pour renforcer une approche délétère de la production de connaissances qui implique de nombreuses conséquences négatives pour la science comme pour les chercheurs.

 

The Conversation