Dans l’opération, de nombreux éléments donnent une impression d’impréparation, voire de bâclé, à commencer par ces ouvriers qui avaient pour mission de changer le logo sur la façade du siège, interrompus par la police réclamant les autorisations administratives, ou le fait que Microsoft et Meta aient déjà déposé un logo en « X ». Cependant, au-delà de ce qui relève d’anecdotes qui prêtent à sourire, de considérations juridiques ou de tout ce que le personnage d’Elon Musk présente de farfelu, on retrouve bien dans ce changement de nom des considérations hautement stratégiques.
Des marques ou des entreprises qui changent de nom est plus courant qu’on ne le pense : les barres chocolatées Raider renommées « Twix » au début des années 1990, GDF Suez devenu Engie, Covoiturage.fr rebaptisé BlaBlaCar, France Télécom en Orange, etc. Mais, quand il s’agit d’enterrer une marque comme Twitter, dont le nom est même devenu un verbe appartenant au langage courant, un puissant ancrage dont beaucoup de firmes rêveraient, nous sommes face à une opération nettement plus rare – voire inédite. Indéniablement, il s’agit d’une preuve supplémentaire qu’Elon Musk n’a pas acheté le réseau social en octobre 2022 pour ce que l’oiseau bleu était, mais bien pour ce qu’il pourrait devenir.
En effet, si d’aucuns se focalisent sur un maelström de faits parasites (dont Elon Musk est, il est vrai, coutumier), propres à donner l’impression que le réseau social est devenu un bateau ivre, une analyse plus approfondie laisse à penser que ce n’est sans doute pas tout à fait le cas.
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Diversifier… au risque de détruire ?
Dès le départ, Elon Musk a fait part de son intention de faire de Twitter « the everything app », à l’instar du « the everything store » qu’est Amazon. Jeff Bezos, le fondateur du géant du e-commerce, souhaitait que chaque objet que l’on peut imaginer consommer soit disponible sur sa plate-forme, ce qui s’est fait par étape avec, dans un premier temps, une activité centrée sur la vente de livres.
Twitter, depuis son lancement, n’a d’autre utilité que de faire du microblogging. Son nouveau propriétaire semble désormais vouloir diversifier suffisamment sa plate-forme pour que le service originel ne soit à terme qu’un élément parmi une galaxie de services centralisés sur une même application. Le modèle dont il s’inspire est celui de WeChat (développé par le géant Tencent), dont il est aujourd’hui bien difficile de se passer en Chine. Messagerie, microblogging mais aussi géolocalisation, marketplace, moyens de paiement… tout cela est disponible sur cette plate-forme dont le nombre d’utilisateurs quotidiens est estimé à plus de 1,67 milliard.
Racheter Twitter, c’était acquérir un levier d’environ de 300 millions d’utilisateurs, aux profils plutôt qualifiés, pour les amener vers autre chose. Plutôt que de partir de zéro, il était plus simple de construire le projet global à partir d’une application solidement installée autour de laquelle greffer d’autres services monétisables.Il s’agissait notamment de répondre à une faiblesse structurelle de Twitter très tôt identifiée par Elon Musk : l’extrême dépendance des revenus aux annonceurs publicitaires (pour près de 90 %). Ce modèle conduisait l’entreprise à pâtir fortement des périodes de ralentissement de l’économie mondiale, comme c’est le cas actuellement. Dans ces phases, de nombreuses entreprises rognent en effet les budgets communication car ils sont parmi les plus faciles à réduire.
Avec la fin des comptes certifiés gratuits en avril 2023, une première étape a été franchie en la matière. Amener les utilisateurs les plus assidus à payer, en leur réservant les fonctionnalités les plus avancées (dépassement du nombre de caractères, édition de tweets, priorisation des tweets par l’algorithme, etc.), c’est appliquer à Twitter un modèle de monétisation de type freemium/premium parmi les plus répandus dans les jeux vidéo ou les services numériques. Un modèle qui a fait ses preuves et participe à cette logique de diversification des sources de revenus.
Elon Musk n’en reste pas aux utilisateurs lambda. Son objectif est de monétiser encore davantage les entités qui utilisent la plate-forme de manière intensive. L’annonce de la monétisation des fonctionnalités « pro » (notamment Tweetdeck) et de la limitation du nombre de tweets pouvant être émis ou consultés quotidiennement vise, en réalité, à capter une partie de la valeur générée par deux types d’acteurs.
D’un côté, les « agences d’influence », qui mobilisent la formidable caisse de résonance qu’est Twitter pour relayer, via des armées de bots, des campagnes massives aux objectifs qui vont du pur militantisme, à la désinformation, en passant par divers combats idéologiques et autres ingérences économiques ou politiques. De l’autre, les entreprises d’intelligence artificielle, qui puisent sur ce réseau ouvert images et textes pour entraîner leurs algorithmes… à des fins de monétisation future. Les mettre à contribution, revient a minima à capter une partie de la valeur générée par ces entreprises, et à se donner une chance d’entraver suffisamment leur développement pour opérer un éventuel rattrapage.
Au-delà de ces pures considérations économiques, pour créer une nouvelle super-application à partir de Twitter, deux options semblaient ouvertes en matière d’identité.
La première : garder un même nom et l’enrichir de nouveaux usages, quitte à ce que le réseau dans dix ans n’ait plus grand-chose à voir avec l’objet d’origine. La seconde : casser l’image historique et aller au bout de l’entreprise de destruction de Twitter, pour mieux reconstruire sur ses cendres.
Pablo Picasso disait bien :
« Tout acte de création est d’abord un acte de destruction. »
Néanmoins, pour comprendre la voie empruntée par Elon Musk, la littérature de science-fiction – dont il est friand – semble plus appropriée que la peinture. Sa passion dévorante pour ce genre narratif n’est probablement pas étrangère à la fascination qu’il semble avoir pour la lettre « X », ou plus précisément, pour l’imaginaire auquel elle renvoie, à la fois mystérieuse lorsqu’elle est mise en équation, mais véhiculant aussi modernité et puissance. C’est elle qui a ainsi vocation à unir les différentes pièces de son groupe ; on la retrouve déjà dans la Tesla X ou dans SpaceX.
Threads, un véritable concurrent pour Twitter ?
Qu’augurer pour l’avenir du projet d’Elon Musk, dont les manières de faire sont parfois déstabilisantes et bien souvent imprévisibles ? Il faut ici bien distinguer ce qui relève des utilisateurs de Twitter de ce qui concerne les annonceurs.
Côté utilisateurs, on s’interroge notamment sur l’émergence en parallèle de Threads, nouveau réseau mis en ligne par Meta aux fonctionnalités complémentaires avec celles d’Instagram. Il enregistrait déjà 100 millions d’utilisateurs une semaine après son lancement le 5 juillet. Sera-t-il véritablement un concurrent pour Twitter ?
Il est d’autant plus délicat de répondre à cette question qu’on ne peut présumer des véritables intentions stratégiques du groupe de Mark Zuckerberg avec ce nouveau réseau. Son lancement tombe, cependant, à point nommé, à l’heure où Twitter, en pleine reconfiguration, a un genou à terre. Deux hypothèses sont envisageables.
La première : Meta lance un concurrent pour récupérer tout ou partie du marché, affaiblissant, marginalisant, voire portant l’estocade au rival blessé. De fait, quand Elon Musk s’est mis à faire des choses assez discutables sur le fond comme sur la forme avec Twitter, beaucoup d’utilisateurs ont annoncé leur intention de fuir un réseau où disparaissait toute forme de modération et où des profils plus que controversés étaient de nouveau les bienvenus. On présentait hier Mastodon comme le prochain leader pour ces raisons, Threads aujourd’hui.
Quitter Twitter n’est cependant pas chose aisée. Pour retrouver l’intérêt de l’usage de Twitter sur une autre plate-forme, il s’agit de casser les « effets de réseau » sur lesquels capitalise la plate-forme déjà installée : en tant qu’utilisateur, l’utilité retirée d’un réseau dépend du nombre de personnes qui y sont inscrites et actives, à plus forte raison quand ces individus ont des centres d’intérêt proches. Selon cette logique, si je retrouve les mêmes fonctionnalités ailleurs mais pas la même profondeur et qualité de communauté, je vais subir une désutilité relative. Je ne suis donc pas incité à migrer d’une plate-forme à l’autre.
Pour tuer Twitter, il faudrait donc présenter une innovation susceptible de générer en très peu de temps une migration massive d’utilisateurs et, mieux encore, d’utilisateurs influents… Même si le nouveau réseau a su, pour l’instant, séduire des personnalités aussi diverses que la chanteuse Shakira, l’ancien joueur de basket-ball Shaquille O’Neal ou le gouverneur de Californie Gavin Newson, aucun des trois n’a cessé son activité sur Twitter. Et pour cause : Twitter reste un lieu d’influence incontournable où se côtoient quotidiennement intellectuels, politiques, journalistes, décideurs et autres personnalités du show-business. Autrement dit, le taux marginal de substitution entre les deux services ne semble pas (pour l’heure) très élevé.
Autre hypothèse, Meta ne s’intéresse qu’à lui-même et cherche à développer son modèle d’affaires. L’idée serait alors d’amener les utilisateurs d’Instagram à s’exprimer plus qu’ils ne le font en ajoutant des interactions textuelles à l’image et à la vidéo, données hautement monétisables. Dans cette optique, obtenir en quelques jours une centaine de millions d’utilisateurs constitue déjà un succès, et faire venir des utilisateurs de Twitter ne serait alors qu’un gain collatéral.
Difficile de faire table rase
Côté annonceurs, l’histoire n’est pas tout à fait la même : il n’existe pas que Twitter pour faire de la publicité digitale. Certes, tous les autres supports numériques n’ont pas nécessairement le profil d’audience de ce réseau ; il n’en demeure pas moins qu’une firme qui juge les services de Twitter insuffisamment efficaces ou qui, de près ou de loin, ne voudrait pas être associée à Elon Musk, peut arrêter sa collaboration avec le réseau social.
C’est aussi pour cela, outre les éléments de conjoncture susmentionnés, que Twitter a perdu plus de la moitié de ses annonceurs depuis son rachat par Elon Musk. Pire encore : 60 % des plus gros annonceurs mondiaux lui auraient tourné le dos, à l’instar de General Motors ou Pfizer. Beaucoup ne voulaient pas prendre le risque de voir une publicité pour leur firme se trouver entre deux tweets non modérés, racistes, obscènes, sexistes ou complotistes. Ou quand le projet de Musk en faveur de la « libération de la liberté d’expression » se heurte au pragmatisme des entreprises.
Un tel fiasco suggère peut-être qu’Elon Musk, dans sa volonté de transformation, a pu quelque peu se précipiter. Or, tout Elon Musk qu’il est, il a des comptes à rendre. De puissants investisseurs restent extrêmement concernés par la santé de ses entreprises et la survie de l’écosystème Musk. Lorsqu’il a commencé à chambouler de manière discutable la politique générale de Twitter, des cours de bourse, et notamment celui de Tesla, ont accusé le coup. Suffisamment pour tirer la sonnette d’alarme et opérer de nouveaux changements drastiques.
La nomination, le 12 mai 2023, de Linda Yaccarino comme directrice générale de Twitter n’a ainsi rien d’anodin, elle qui a fait l’essentiel de sa carrière en charge de la publicité chez NBCUniversal. Après avoir voulu réduire la dépendance du réseau social à la publicité, après avoir voulu monétiser les utilisateurs, Elon Musk place à la tête de l’entreprise une des figures américaines les plus connues dans l’univers des annonceurs.
Un rétropédalage qui vise, certes, à inciter les annonceurs à de nouveau faire confiance à la plate-forme. Mais un rétropédalage qui rappelle également qu’une transformation stratégique reste une entreprise extrêmement risquée, de surcroît fortement consommatrice en ressources. Les revenus que tire Twitter de la publicité sont certes dérisoires au regard de l’empire financier que constitue l’écosystème Musk, mais apparaissent essentiels pour rassurer les marchés et pour alimenter les nombreux développements engagés et à venir de X.com. En stratégie comme dans la vie, les meilleures choses nécessitent souvent beaucoup de patience.