Quatre ans après cette déclaration de l’ancienne Conseillère fédérale Doris Leuthard, huit musées suisses ont rejoint l’Initiative Bénin Suisse. Celle-ci s’inscrit dans le processus de décolonisation des musées. À travers cette initiative, les musées suisses ont découvert que, parmi les 97 objets de la collection originaire du Royaume du Bénin, 40 % proviennent de la période coloniale. Pourquoi la Suisse, un pays qui n’a jamais possédé des colonies, détient des objets fruit d’une conquête violente ?
Si on demandait aux Suisses ce qu’ils pensent de leur histoire coloniale, la plupart répondraient qu’elle n’existe même pas. Des chercheurs ont néanmoins prouvé l’implication coloniale de la Suisse, ou plutôt de certains Suisses. Par exemple, le commerce triangulaire fonctionnait aussi grâce aux investissements des banques suisses et 40 % de la « traite des noirs » était couverte par des assurances suisses. La famille du fondateur du Crédit Suisse, Alfred Escher, possédait des plantations esclavagistes de café à Cuba.
Quelle est la relation entre ce passé colonial et les musées ? Ceux-ci sont une fabrique de savoir. Depuis le XIXe siècle, les « savants » ont utilisé ces lieux pour divulguer leurs idées à travers des expositions. Au XIXe et au début du XXe siècle, des objets appartenant aux communautés indigènes ainsi que des collections de restes humains devinrent des articles d’exposition. Ni les intellectuels ni les responsables des musées n’avaient la moindre considération pour le caractère religieux ou sacré de ces items. L’essor des théories racistes façonnait alors la pensée académique des élites et, inévitablement, des musées ethnologiques suisses.
Qu’appelle-t-on « décolonisation » ?
Il n’existe pas de définition partagée de ce que signifie décoloniser. Selon l’Association de recherche en provenance, décoloniser implique l’acte de dénoncer l’idéologie coloniale qui persiste dans nos sociétés. Pour l’écrivaine Elisa Schoenberger, décoloniser signifie s’opposer à la domination blanche qui continue à structurer silencieusement nos sociétés et la violence latente (ou non) dans les rapports entre les communautés occidentales et non occidentales dans le monde. Ce qui fait consensus, c’est que ces relations de pouvoir inégales se manifestent dans la culture, la langue et les relations sociales et économiques. Elles persistent un peu partout dans notre société ; les musées ne font pas exception.
Le Musée ethnographique est né avec les premières campagnes de pillage du continent américain au XVIe siècle. Vers la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, le musée devient un des instruments de la politique impériale européenne. Il permet de diffuser, d’affirmer et d’asseoir à travers des images et des objets la prétendue supériorité de l’Occident sur le « sauvage ». Les musées incarnent l’autorité du savoir et véhiculent un certain récit de l’histoire nationale : une épopée glorificatrice et héroïque. C’est aussi le cas en Suisse, où le silence sur le passé colonial reste enveloppé dans un brouillard épais.
Les musées suisses se décolonisent
Depuis une vingtaine d’années, les curateurs de musées suisses prennent conscience de cette opacité. En mars 2002, le musée ethnographique de Neuchâtel inaugure l’exposition « Musée cannibale ». Cette démarche pionnière ouvre la voie à la décolonisation des musées suisses. En 2010, compte tenu de l’importante collection provenant du royaume de Bamoun, le musée Rietberg de Zürich lance un projet de coopération et de restauration avec le Cameroun. En 2019, le Musée ethnographique de Genève inclut dans ses plans stratégiques la nécessité de « rendre visible l’histoire violente et inégale des collections coloniales et néocoloniales ».
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Le mouvement Black Lives Matter a permis une accélération de ce processus. Selon le professeur d’histoire et politique internationale Davide Rodogno, plusieurs directrices de musées suisses ont pris conscience que reconnaître la violence subie par les peuples colonisés et les représentations stéréotypées et infériorisantes des peuples non européens dans les musées est un pas crucial vers le démantèlement des relations inégales.
L’exposition du Musée national suisse en 2024 sera consacrée au passé colonial suisse. Sa directrice, Denise Tonella, souligne que l’existence d’une histoire coloniale helvétique surprend encore la plupart des Suisses. Pour cette raison, elle préconise de commencer par reconnaître l’existence de ce passé en le racontant.
L’identité suisse au cœur du débat
Plusieurs prises de position contre les démarches de décolonisation des musées illustrent les controverses qui accompagnent ce sujet. Ces efforts de la part des directeurs de musées contrastent avec certaines réactions du grand public suisse. Certains rejettent, nient, ou sont ouvertement opposés à l’idée d’une Suisse coloniale ainsi qu’à ces initiatives. Pour la directrice du Château de Prangins, Helen Bieri Thomson :
« La Suisse a un problème avec son image, elle se voit volontiers comme neutre, démocratique, humanitaire et donc irréprochable, toujours du côté du bien. C’est difficile d’aborder des thèmes moins glorieux du passé et l’amnésie qui concerne la Suisse ».
Le processus de décolonisation des musées suisses implique des enjeux identitaires et ouvre la voie à des réflexions plus profondes : ces différents projets mettent-ils en lumière une dangereuse crise de la Confédération ? Parler de l’histoire coloniale suisse remettrait-il en question le mythe du « Sonderfall », l’exceptionnalisme suisse ? Le cas échéant, pourquoi et pour qui déstabiliser l’histoire nationale (construite autour d’un récit de neutralité et de tradition humanitaire) en insistant sur des questions coloniales qui n’appartiennent pas aux Suisses ? Et si la Suisse se décolonise pour satisfaire un besoin propre, dans quelle mesure la démarche prendra-t-elle en compte les communautés colonisées ? Pour que le processus de décolonisation soit bien accueilli par la population suisse, ces sensibilités devraient être prises en compte et adressées dans la continuation de la démarche décolonisatrice suisse.
Vers la fin des musées ethnographiques ?
Grâce au processus de décolonisation, les propriétés, objets, ou encore les restes humains pillés et exposés dans les musées ont commencé à être reconnus pour leur valeur et leur histoire. Ce premier pas permet d’entamer des discussions concernant le retour des objets, comme dans le cas du MEG. Les communautés anciennement colonisées peuvent faire reconnaître « leur version de l’histoire ».
Afin de briser ces dynamiques inégales, les musées doivent être plus ambitieux. Le professeur d’histoire et politique internationale Mohamed Mahmoud Mohamedou est catégorique à cet égard : la décolonisation des musées passe par la décolonisation de l’esprit.Les musées ethnographiques et d’histoire, comme d’autres institutions publiques, pourraient commencer par rendre public ce qu’ils ont omis de dire sur le passé. Ils devraient également adopter une approche critique envers eux-mêmes. Il s’agirait alors de faire connaître l’histoire du musée, ses implications coloniales, son financement et la provenance de ces objets.
Cette démarche fait surgir des questions plus profondes. Elles touchent la nature même du musée. En effet, si le musée ethnographique est un produit de la colonisation, une décolonisation réussie n’impliquerait-elle pas son « annulation », sa fermeture définitive ? Autrement dit, si, comme soutenue par le professeur d’anthropologie sociale Fabien Van Geert, la représentation de l’Autre est la raison d’être du musée ethnographique, son existence a-t-elle toujours un sens ?