Les mobilités féminines ouest-africaines restent pourtant faiblement étudiées, comparées aux mobilités masculines : les motivations des femmes de la région, leurs parcours, les résistances qu’elles rencontrent ou encore leurs réussites demeurent peu visibles. L’image de l’homme seul, migrant pour des raisons économiques ou politiques, continue d’être prégnante dans les représentations de la migration. Or, tendance de plus en plus affirmée, le projet migratoire féminin est marqué par un désir d’affirmation de soi, lequel se manifeste dans bien des domaines : les femmes d’Afrique de l’Ouest se montrent de plus en plus autonomes dans leurs décisions de travailler, d’étudier ou d’être cheffes de ménage.
Fondée sur des enquêtes conduites dans neuf pays, notre étude « Regard actuel sur les mobilités féminines transfrontalières ouest-africaines » s’intéresse à ces mobilités qui présentent des caractéristiques à la fois culturelles et socio-économiques spécifiques (en particulier au regard des inégalités femmes-hommes et des situations de vulnérabilités qui en découlent) et qui démontrent que les désirs d’émancipation transcendent les séculaires pesanteurs sociales.
Qui sont les migrantes ouest-africaines ?
Le travail de collecte de données quantitatives mené dans le cadre de cette étude a permis d’en savoir plus sur le profil sociodémographique des femmes migrantes en Afrique de l’Ouest, globalement peu documenté.
Les enquêtes ont été conduites dans neuf pays (Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, Guinée, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal, Tchad) avec pour cible 2 809 femmes ressortissantes de ces pays installées depuis au moins trois mois dans un autre de ces 9 pays. Le but de l’étude qualitative était d’enrichir la documentation statistique des mobilités féminines dans la sous-région.
On observe tout d’abord qu’elles sont jeunes : plus de 60 % des migrantes sont âgées de moins de 35 ans, même s’il existe des disparités (84 % parmi les migrantes se trouvant au Burkina Faso contre 46 % en Côte d’Ivoire).
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La proportion de femmes migrantes n’ayant reçu aucune éducation scolaire est partout importante. Il s’agit essentiellement de migrantes originaires de zones rurales et/ou d’espaces périphériques des pays d’origine, où les écoles font largement défaut. Par ailleurs, deux femmes sur trois se sont mariées avant leur départ, ce qui illustre le poids que font peser les représentations de la société d’origine sur leur liberté de mouvement.
Du côté des raisons de la migration, le regroupement familial reste le principal facteur de la mobilité féminine (39 %), mais ne doit pas masquer d’autres causes : la recherche de travail (30 %), les guerres civiles et crises sécuritaires (14 %) et les études (10 %).
Quant aux destinations, elles se situent à plus de 70 % dans la sous-région : la Côte d’Ivoire, le Niger et le Cameroun sont les principales destinations de proximité, grâce à la dispense de visa pour les ressortissants de la Cédéao, au coût limité de l’investissement en termes de transport et de proximité culturelle en matière de religion, de langues/dialectes ou de communautés/ethnies. Les 30 % restants se répartissent essentiellement sur des pays limitrophes à la zone de l’étude : Maroc et Algérie au Nord, Bénin et Togo sur le golfe de Guinée.
Des mobilités déjà connues des théories des migrations
Outre la recherche rationnelle et individuelle de gains économiques, les déterminants collectifs de la mobilité (crises économiques, climatiques et sécuritaires), le poids des facteurs socio-historiques (les espaces francophones issus du fait colonial), l’importance du regroupement familial, l’étude évoque aussi des formes de mobilités féminines marquantes dans l’espace ouest-africain : le phénomène des « Petites bonnes » en Afrique et la migration prostitutionnelle initialisée par les migrantes en provenance du Ghana, du Nigéria, et du Togo, ainsi que des entrées en prostitution comme réponse à un échec personnel ou professionnel dans le pays d’arrivée.
Enfin, malgré ces situations de précarisation et de violences, ce qui ressort, c’est la capacité des migrantes à entretenir simultanément des liens familiaux, économiques et sociaux dans différents lieux par-delà les frontières nationales. Cette capacité instaure un espace social hybride qui favorise des choix et des pratiques de mobilités transnationales et de circulations commerciales, et dont les marchés sont des hauts lieux d’observation.
Des mobilités à l’épreuve du terrain : entre conquêtes et résistances
Si les femmes et les hommes partagent les mêmes espaces migratoires, l’étude montre que la spécificité de genre influence bien des aspects de leurs projets migratoires. Les entretiens menés dans chacun des neuf pays étudiés ont permis de mieux appréhender la réalité migratoire féminine. Ils font ressortir à la fois des thématiques individuelles – d’ordre matériel, psychologique ou affectif – et des thèmes plus collectifs relatifs aux contextes social, culturel et politique de l’immigration.
Trois dimensions peuvent être particulièrement soulignées :
- Urbanisation et visibilité des migrantes
De « nouvelles » migrations féminines vers les villes sont liées aux importantes mutations et opportunités sociales, économiques et de communication qui y sont offertes. Les représentations sociales de genre y sont moins tranchées et rigides qu’en milieu rural, où les assignations et les rôles sociaux de sexe sont plus contraignants. En ville, le contrôle familial et communautaire est moins prégnant et laisse plus d’autonomie aux femmes. L’identité socioculturelle d’origine des migrantes fait peu à peu place à des comportements novateurs, marqués par de nouvelles valeurs et de nouveaux rapports de sociabilité (recours aux méthodes contraceptives modernes et pratiques vestimentaires, par exemple). Ces pratiques nouvelles sont largement favorisées en particulier par l’existence de réseaux de solidarité socio-ethniques et des tontines communautaires spécifiquement féminines.
- Charge mentale de la migration liée aux discriminations à la mobilité
Les femmes se trouvent initialement dans des environnements familiaux qui peuvent ne pas approuver le départ en migration aussi bien pour des raisons (légitimes) de sécurité que pour des suspicions d’émancipation difficilement acceptées. Dès lors, le départ s’effectue parfois dans la clandestinité, avec la complicité ou le concours d’une amie. En pareils contextes d’assignation de rôles de genre, les migrations féminines se trouvent incontestablement placées sous de très fortes contraintes psychosociales, et la migration apparaît alors comme un acte de courage personnel qui s’inscrit dans la durée, avec le regret de ne pas avoir pu combiner choix personnel et préservation des liens familiaux.
- Accès au marché du travail et intégration sociale : deux défis majeurs
Les migrantes apportent une contribution importante aux économies des pays d’accueil. Elles restent principalement concentrées dans le secteur informel des services du « care » dévalorisés localement mais où la demande est croissante (employées de maison, aides-soignantes), dans les activités prostitutionnelles et aussi dans les industries orientées vers l’exportation, dans les filières commerciales (commerce de gros, marchés, nourriture de rue) et dans l’hôtellerie-restauration où elles sont surreprésentées par rapport aux migrants. Cependant, les parcours migratoires restent plus dangereux pour les femmes, surexposées aux violences et contraintes sexuelles, aux jugements de moralité, à l’exploitation et l’insécurité sociales. Dans les pays d’accueil, elles subissent souvent une xénophobie ambiante largement nourrie de préjugés qui ont la vie dure.
L’autonomisation au cœur des évolutions socioculturelles
L’acquisition de l’autonomie économique, l’amélioration de leurs conditions de vie ainsi que l’évolution de la perception du rôle et du statut des femmes grâce à la migration conduisent à une reconfiguration des relations familiales et sociales entre les sexes. Cela allège le poids de la tutelle masculine et engage un processus de questionnement de certains préjugés et la modification des pratiques traditionnelles, aussi bien dans les pays de départ que d’arrivée. Au-delà des motivations économiques ou éducatives, les migrations constituent un moyen de résister à des pratiques traditionnelles comme les mariages forcés ou arrangés auxquels les jeunes filles ne veulent pas se soumettre.
Cependant, les mobilités féminines sont encore très largement prisonnières de représentations et d’interdits liés à l’engagement des femmes hors de la sphère domestique : ainsi, la réputation de femme facile et vulgaire est très souvent appliquée aux femmes immigrées, accusées d’encourager la dépravation des valeurs (grossesses hors mariages, divorces), surtout durant les premières années du parcours migratoire, réputation qui justifie toutes les formes de discriminations et de violences. Cette stigmatisation se trouve renforcée dans le cas des migrations de retour, qui demandent aux femmes des efforts de réintégration particulièrement élevés.
L’émancipation et l’autonomisation se payent donc au prix fort pour les femmes dès lors qu’elles essaient de combiner leur choix de migration avec les valeurs et les pesanteurs sociales encore très prégnantes aussi bien dans les pays de départ que d’arrivée. Au-delà d’une connaissance à encore approfondir des migrations féminines, il serait souhaitable de réduire ces tensions par l’engagement plus fort des gouvernements dans des politiques publiques d’encouragement à la coopération migratoire et au renforcement des capacités des migrantes en matière d’accompagnement professionnel et social. C’est à ce niveau que les politiques publiques ont un rôle à jouer dans l’optique d’une autonomisation des femmes.