Un homme de culture multidimensionnel comme la Guinée en a rarement enfanté. Keita Fodéba, un génie pluriel ; tout à la fois, chorégraphe, compositeur, dramaturge, écrivain, poète et politique. Tout lui a réussi avec un égal bonheur, jusqu’à cette foutue politique qui le conduira en prison, où il finira fusillé après une diète noire, le 27 mai 1969, loin des effluves de toute la florissante créativité qui fut son univers.

Si sa mésaventure politique est un pan controversé de sa foisonnante vie, cependant personne n’a jamais contesté son immense et incontestable contribution à la promotion des cultures africaines. Tragique destin que celui de cet homme qui fut aussi en 1958, ladaptateur de l’air traditionnel Alfa Yaya, source mélodique de Liberté, l’hymne national guinéen, inchangé depuis lindépendance. Ce fasa, une geste épique, que lancien directeur général de lEnsemble instrumental et choral national, Djély Mamadou Kandé avait su avec brio détourner. Un air mandingue popularisé pour magnifier, en 1904, lAlmamy Alpha Yaya Diallo du Fouta-Djalon, venu participer à la conférence de notables, dont la générosité était saluée par des artistes comblés de largesses.

Keïta Fodéba naît le 19 janvier 1921 à Siguiri, dans cette ville que vivifie le Niger, ce fleuve qui avale au passage le Tinkisso, un affluent de sa rive gauche, enrichissant chemin faisant le Bouré, qui fut avec le Bambouk, entre le XIe et XIIe siècles, un centre d’extraction aurifère par excellence. Il va fréquenter et terminer aisément l’école primaire avant de rejoindre en 1937, lÉcole Primaire Supérieure (EPS) de Conakry. Trois ans après, le voici à Dakar à l’École normale William Ponty du Sénégal, qui le libère en 1943, avec son diplôme d’instituteur. Cinq ans durant, craie en main, il enseignera avec enthousiasme à Tambacounda puis à Saint-Louis du Sénégal. Il est très apprécié. Ses cours sont vivants. Les élèves et ses homologues sont fascinés, le trouvent éloquent et vraiment communicatif. Ceux qui le croisent le trouvent brillant, ouvert et curieux. Mais, lui veut connaître la planète tout entière, aller à la rencontre, d’autres choses, dautres hommes et dautres mondes.

Volontaire, il débarque en France en 1948, presqu’aussitôt, il crée un nouveau groupe musical dénommé nommé Sud Jazz, puis s’inscrit à la Faculté de Droit de Paris. Son premier certificat obtenu, il va se consacrer à sa passion : le théâtre. Mais, il voit rapidement en Africain, les limites de cet art en vision occidentale et les frontières linguistiques qui lenchaînent. Il réalise qu’il doit casser ces barrières pour mieux souvrir aux autres. Il regarde autour de lui, mais voit plus loin.

Le poème « Minuit » de Keita Fodéba publié en 1948, dans la revue Réveil N° 29 du 13 septembre 1948 du Rassemblement Democratique Africain (RDA), apparaît lun des textes fondateurs de la littérature africaine engagée, parce que cet écrit et d’autres sont pour ladministration de lAfrique-Occidentale Française, autant de glissements vers le fait politique. Ce qui déclenche automatiquement réprobation et interdiction.

Ces morsures du colon et les blessures de l’histoire vont forger chez Fodéba une énorme capacité de résilience pour affronter même l’imprévisible, l’innommable injustice coloniale. Justement l’autrice Céline Labrune-Badiane dans Les Hussards noirs de la colonie, ‎écrit : « … un glissement s’opère dans l’expression littéraire, artistique et politique vers une critique de moins en moins feutrée et de plus en plus acerbe du pouvoir colonial. La trajectoire de l’ancien Pontin Fodéba Keïta illustre bien cette évolution. Pour Fodéba Keita, qui publie ses textes dans Le Réveil, journal du Rassemblement démocratique africain (RDA), la poésie doit être « mise au service de la lutte émancipatrice. Minuit et Aube africaine, poèmes en prose destinés à être chantés, font référence pour le premier à l’exécution d’un fils de chef par les Français au moment de la défaite de Samory Touré et pour le second au massacre de Thiaroye 27. Fodéba Keïta propose un autre discours sur le passé de l’Afrique, se démarquant du discours colonial. Pour autant, le recours à l’histoire ne lui sert pas à figer l’Afrique dans un passé précolonial idyllique. Sa poésie fait écho à des événements contemporains et sert la cause du RDA. Diffusées sous forme de disques, ses œuvres ont largement circulé en AOF et ont pu atteindre un public plus large que les imprimés, raison pour laquelle, selon Lüsebrink, Minuit a été censuré par les autorités. Comme le souligne Martin Mourre, contrairement au Tiaroye de Senghor qui n’atteignit pas l’AOF, les poèmes de Fodéba Keita « eurent un fort retentissement, notamment pour les militants indépendantistes ».

Cependant, Fodéba rêve toujours d’Afrique et revoit sa Guinée natale. Il pense à Kanté Facéli, un guitariste doué, un fin arrangeur et un vibrant interprète. Il invite ce compatriote à Paris, et fonde en partenariat avec Albert Mouangué, un artiste camerounais, l’Ensemble Fodéba-Facéli-Mouangué. Il lance l’année suivante le Théâtre Africain de Keïta Fodéba, juste avant de revenir en Guinée en 1950. Il va désormais effectuer d’incessants allers-retours entre la métropole et sa patrie. C’est l’historique déclic, il crée enfin les Ballets africains de Keïta Fodéba. Durant ces années 50, des musiciens comme Kanfory Sanoussy, Kanfory Bangoura, Jean Camara, Jean Gabin, Momo Wandel, Emile Tompapa, Maître Gadiri, Kélétigui Traoré et bien d’autres feront leurs armes dans des orchestres tels que Le Philharmonie Jazz, La Douce Parisette, Le Harlem Jazz ou La Joviale Symphonie ; des ensembles qui excellaient dans la reprise de succès métropolitains ou antillais. Sous l’inspiration du clarinettiste martiniquais Honoré Coppet. C’est une autre voie que choisit Keïta Fodéba pour exprimer sa différence et sa compréhension de la situation.

Quasiment coup sur coup, il montre sa face décrivain avec le recueil de Poèmes africains édité en 1950 et Le Maître d’école, son premier roman en 1952, qui raconte la petite histoire d’un enseignant quelque peu déluré qui joue au petit savant et importe la gaieté en classe, au grand plaisir de ses élèves.

En 1956, Sékou Touré le sémillant secrétaire général du syndicat des PTT, réussit à convaincre Fodéba, grâce aux bons offices de son père Vieux Mory, de l’accompagner dans son combat pour l’indépendance nationale de la Guinée. Il trempe alors sa plume dans le fiel de la colonisation, pour dénoncer avec véhémence la férule blanche et avec révolte la souffrance noire. Fodéba Keita lui-même disait que la poésie au service de la lutte émancipatrice.

Membre du RDA, Keïta Fodéba se présentera aux élections du Conseil général. Il est élu et devient en 1957, député guinéen. Après la proclamation de l’indépendance le 2 octobre 1958, Fodéba est élevé au rang de ministre de la Défense nationale et de la Sécurité, dont il partira en 1965, pour celui de l’Économie rurale. La suite de cette triste saga politique est connue : accusé de complot en 1969, Fodéba est arrêté et embastillé au Camp Boiro, qu’il aurait lui-même contribué à bâtir ! Soumis à la « diète noire », il est exécuté le 27 mai de la même année. Mais, refermons volontiers cette parenthèse historique et retrouvons le critique de théâtre Jean Silvant qui décrivait ainsi Keita Fodéba :

« Cet ancien instituteur, qu’une prise de conscience de sa valeur nationale dirige et soutient, ne recherche pas le succès pour le succès. Celui-ci ne vaut pour lui qu’en tant qu’approbation de ce qu’il veut faire connaître et aimer : la vie africaine dans toutes ses formes multiples, non seulement traditionnelles, mais aussi ses évolutions… Il puise à pleines mains dans la vie quotidienne, et c’est ainsi qu’il réussit, chaque fois, à nous émerveiller… Il a parcouru trente mille kilomètres en AOF (Afrique-Occidentale Française), enregistré dix mille mètres de ruban de magnétophone de chants et de musique les plus variés. (…) Il a vu, entendu des centaines de chanteurs et de danseurs dans les villages les plus reculés et a recruté les meilleurs. Il a su adapter ce qui lui a paru le plus apte à donner l’idée exacte, authentique, de ce pays qui est le sien, qu’il aime et qu’il veut faire aimer… C’est la raison pour laquelle sans doute le message africain de Keïta Fodéba nous touche si vivement et exalte ce qu’il y a de plus foncièrement vrai dans l’âme de chacun. »

Les « Ballets africains de Keïta Fodéba » qu’il a fondés grâce au réseau de relations sures qu’il entretenait avec le microcosme culturel de l’époque vont devenir au fil des ans de véritables globe-trotters. Ils vont visiter le monde et partout, ils sont salués comme les ambassadeurs d’une Afrique décomplexée, fière de sa culture. À leur tableau de chasse : La France, la Suisse, la Belgique, la Hollande, la Suède, la Roumanie, la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Hongrie, la Norvège, le Danemark, l’Espagne, la Yougoslavie, l’Italie, l’Autriche et l’Allemagne ensuite, puis la quasi-totalité du continent africain, les États-Unis, le Canada, l’Australie, le Mexique, la Bolivie, le Pérou, la Colombie, le Venezuela, l’Argentine, etc.

Découvreur de talents, Keïta Fodéba le fut en tous cas. Des célébrités comme Kanté Facéli, Kandia Kouyaté, Bakary Cissoko, Daouda Diabaté, Diarra Condé, Lamine Traoré, Achkar Marof, Maninka, Yansané Kerfala, Sylla Martin, Italo Zambo, Raphaël Wigbert et enfin des étoiles comme Alfrédine Darius, Guy Mondor, Madiana et beaucoup d’autres ont reconnu la contribution sans pareille du mécène à leur consécration internationale.

L’originalité artistique de Keïta Fodéba se caractérise par une volonté de synthèse des cultures africaines, qui fusionne habilement les différents genres, ou les combine de manière astucieuse pour faire passer ses messages de liberté et de dignité au monde. En ancien instituteur, il manie judicieusement pédagogie et poésie, théâtre et danse, musique et politique. Mais pourquoi donc Keïta Fodéba avait choisi le ballet pour mieux s’exprimer ? Réponse simple, à mon humble avis : le ballet est la fête du corps et de l’esprit.

Danser, c’est enchanter l’esprit et les yeux. Jamais les mots ne pourront décrire ces mouvements balancés, raccourcis, élancés, pivotants et chatoyants des corps emportés par l’empire orgiaque des tams-tams et les pétillements excitants des balafons. Jamais, quelle que soit notre verve, notre verbe, personne ne pourra articuler avec précision et concision l’ambiance d’un ballet. S’il est vrai que la danse est la chanson du corps, le ballet lui, serait un chœur, une chorale ; tant il requiert une infinité de détails forts qui font son charme, sa beauté. Car le ballet doit être beau et bien. Pour ce faire il exige donc une riche chorégraphie dont les trois piliers sont le mouvement, la vitesse et la spontanéité, impulsés par une musique appropriée qui réalise vraiment la fusion musique-danse, caractéristique fondamentale d’un ballet réussi. Surtout en Afrique où la musique appelle toujours à la danse, mais où le musicien suit le danseur, et où les spectateurs participent d’un allant naturel, en une communion triangulaire extraordinaire.

Ici les figures dansées obéissent souvent à des règles d’une souple mathématique du corps qui ne doit jamais rompre le plaisir des yeux et la jouissance auditive. Quelle que soit la beauté des danses exécutées, si le ballet est mal habillé, si son décor et les costumes sont pauvres, l’œuvre en souffrira à coup sûr. C’est pourquoi, il faut bâtir le ballet sur un thème précis. De là, s’inspirer du temps et de l’espace relatifs au sujet pour concevoir les décors nécessaires.

Le thème est le milieu de mouvance du ballet, qu’il faut embellir de danses aux pas originaux, chauds étirés, selon les situations décrites par les gestes. Parce que le ballet est la parole du corps. Essentiellement.

Comment ne pas rendre hommage ici à Keita Fodéba, le visionnaire et à ses immortels Ballets africains, devenus Ballets africains de la République de Guinée indépendante, aux Ballets nationaux et fédéraux qui, avec une inventivité exceptionnelle, ont su créer des ballets à thèmes intégrés, traduisant les réalités de notre société, les beautés et les gloires de notre passé.

Les Ballets africains qui, depuis 1958 ont fait au moins sept fois le tour de la planète, auréolés des plus grandes palmes.

Le Ballet national Djoliba qui, depuis 1964 a arraché bon nombre de palmarès. Du Temple d’or au festival folklorique d’Agrezento, à la médaille d’or du premier festival Panafricain d’Alger, au triomphe du FESTAC 77 de Lagos, il y a une traversée bienheureuse qu’il faut connaître pour apprécier les grands talents de nos artistes et l’immortalité de l’œuvre de Keita Fodéba.

In :

En direct avec les artistes du peuple de Guinée (Nouvelle édition)

Justin MOREL Junior Editions L’Harmattan Guinee