Les Pyrénées, montagne jeune, ne datent que d’environ 40 millions d’années. Comment appréhender ces durées, nous pauvres humains, pour qui passer 100 ans à la surface de la Terre représente déjà un fort long séjour ? C’est la science et ses outils observationnels, analytiques et conceptuels qui ont permis de dépasser les mythes et qui aboutit à ces nombres qui donnent le tournis. Nous sommes donc un peu comme des éphémères, ces insectes qui ne vivent qu’un jour ou deux, qui tenteraient de comprendre les saisons, les années…
La science, c’est aussi l’expérimentation. Mais là encore, comment reproduire des phénomènes qui se déroulent sur des durées bien plus longues que celles de nos vies ?
Prenons la dynamique de notre planète. La tectonique des plaques est le cadre conceptuel qui, depuis les années 60, rassemble et unifie les descriptions des grandes manifestations géologiques qui ont façonné la surface de la Terre. Mais son origine est plus profonde. Le déplacement des plaques résulte de vastes mouvements de convection qui animent le manteau terrestre et permettent à la Terre d’évacuer sa chaleur interne. Car la Terre est encore une planète chaude, d’où son activité. Plus de 98 % du volume de notre planète est à des températures supérieures à 1000 °C et le noyau est aussi chaud que la surface du soleil.
Cette chaleur interne à plusieurs origines : une part de chaleur primordiale (vestige de la formation de notre planète par accrétion), une autre qui est extraite du noyau en partie due à la cristallisation de la graine (partie solide, centrale, du noyau), et enfin une autre qui provient de la désintégration radioactive d’éléments (uranium, potassium, thorium) présents en faible quantité dans les roches du manteau. C’est donc par transport de matière du bas (où les températures sont les plus élevées) vers le haut (où elles sont les plus froides) que cette chaleur est transportée. La particularité de ce phénomène convectif (bien connu dans les liquides, on fait d’ailleurs souvent l’analogie avec la casserole d’eau sur le feu) est que dans le manteau terrestre constitué de roches solides, il est porté par la déformation de ces roches et des minéraux qui les constituent. Ce sont donc ces déformations qu’il nous faut étudier si l’on veut comprendre et modéliser la dynamique de notre planète. Mais cette quête est parsemée de difficultés. Listons-en quelques-unes.
Des conditions de pression et de température extrêmes dans le manteau
Le manteau terrestre est cette enveloppe de roches, nous l’avons dit, qui s’étend jusqu’à près de 2900 km sous nos pieds. Les conditions de pression et température qui y règnent y sont extrêmes. En particulier, sous le poids des roches, la pression augmente fortement avec la profondeur pour atteindre quelque 135 GPa (1,35 milliard de fois la pression atmosphérique) à l’approche du noyau. Les roches qui sont présentes à ces profondeurs ne sont pas celles que l’on rencontre à la surface de la Terre. Sous l’influence de la pression, elles sont constituées de minéraux plus compacts, plus denses. Pendant la seconde moitié du XXe siècle, des efforts importants ont été déployés pour développer des expériences permettant de reproduire les conditions de pression et de température de l’intérieur de la Terre.
Elles ont permis d’étudier la manière dont les minéraux se densifient sous pression et de proposer un modèle minéralogique du manteau terrestre correspondant à ce que l’on pense être sa composition chimique (notamment par comparaison avec les météorites considérées comme les briques du système solaire). Plusieurs stades de compressions des minéraux sont identifiés pour finir, à partir de 670 km de profondeur et presque jusqu’au noyau, par former un assemblage assez simple constitué de trois minéraux principaux.
Le plus important (en volume : près de 80 %) d’entre eux est un silicate de magnésium et de fer (contenant également un peu d’aluminium) de structure perovskite appelé bridgmanite (en l’honneur de Percy Bridgman, physicien américain lauréat du prix Nobel de physique en 1946 pour ses travaux sur les hautes pressions). Le calcium, présent dans le manteau supérieur dans les grenats et les pyroxènes, serait hébergé par un autre silicate, présentant la même structure perovskite : la davemaoite. Enfin le magnésium en excès est exprimé sous la forme d’un oxyde (contenant aussi un peu de fer) : le ferropericlase.
Des conditions difficiles à reproduire en laboratoire
C’est donc la manière dont se déforme cet assemblage minéralogique qui constitue la clé de la dynamique du manteau. Pour étudier ce phénomène au laboratoire, il faut réaliser des expériences de déformation tout en appliquant les très fortes pressions qui permettent de stabiliser ces minéraux. De nouveaux développements technologiques ont donc été nécessaires et en 2016, Girard et ses collègues de l’université de Yale (USA) ont réussi la première expérience de déformation d’un assemblage de bridgmanite et de ferropericlase dans les conditions de pressions et de températures correspondant à peu près à 700 km de profondeur. Ces expériences ont montré ce que l’on pressentait : le silicate (la bridgmanite) est bien plus dur que l’oxyde (le ferropericlase). Ils observent en effet que le ferropericlase encaisse quasiment toute la déformation et se retrouve fortement étiré dans une matrice de bridgmanite quasi rigide. Un tel comportement peut avoir des conséquences importantes sur la manière dont le manteau peut se déformer.
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Thielmann et ses collègues, de l’université de Bayreuth en Allemagne, ont utilisé des modèles numériques pour pousser plus loin la déformation d’un tel assemblage. Ils montrent que selon la manière dont le ferropericlase est distribué dans la roche, les propriétés mécaniques (et donc la capacité du manteau à se déformer et à évacuer la chaleur) ne sont pas les mêmes. Si la phase « molle », le ferropericlase forme des couches continues, elle peut « lubrifier » la déformation et rendre la roche beaucoup moins visqueuse.
Mais ces expériences et les conclusions que l’on peut en tirer se heurtent à d’autres difficultés. Reproduire les pressions et les températures de l’intérieur de la Terre constitue déjà un défi, mais le surmonter ne suffit pas. Il faut en effet se rappeler que les déformations du manteau sont lentes, très lentes et s’échelonnent sur des centaines de millions d’années. Étudier ces phénomènes au laboratoire nécessite de les accélérer considérablement : plus de 100 millions de fois ! Les mécanismes activés lors de ces expériences sont-ils les mêmes que ceux qui opèrent dans la nature ? Les résultats des expériences de laboratoire peuvent-ils être simplement extrapolés aux conditions naturelles ?
Un nouveau modèle
C’est à répondre à cette question que se consacre le projet TimeMan financé par le Conseil Européen de la Recherche (ERC) et que je dirige à l’Université de Lille en collaboration avec les universités d’Anvers et de Louvain-la-Neuve en Belgique.
Son originalité ? Ne pas chercher à simplement extrapoler, mais s’appuyer sur une compréhension la plus détaillée possible de la physique, des mécanismes de déformation de ces minéraux dans les conditions de pression et de température du manteau. Revenons aux expériences de Girard et de ses collaborateurs. Leurs mesures montrent que des contraintes très élevées sont nécessaires pour déformer leurs échantillons aux vitesses du laboratoire.
Nos modèles permettent de reproduire les résultats de ces expériences. Ils montrent qu’ils résultent de l’activation du glissement de défauts cristallins, les dislocations qui, sous l’influence de ces fortes contraintes, cisaillent les cristaux. Mais dans le manteau, les contraintes sont beaucoup plus faibles et nos modèles montrent que d’autres mécanismes doivent prendre le relai.
A haute température et sous faibles contraintes, les mécanismes de déformation de la matière solide font intervenir la migration des ions qui diffusent lentement vers les dislocations pour leur donner un degré de mobilité supplémentaire que l’on appelle la montée. C’est donc cette étape de diffusion qui contrôle la cinétique de la déformation. Or elle est lente, très lente. Particulièrement dans l’oxyde de magnésium où c’est le gros ion oxygène qui a le plus de mal à se déplacer, surtout lorsque la pression rend la structure de plus en plus compacte. Le ferropericlase se déforme donc plus lentement que la bridgmanite dans ce régime de déformation impossible à reproduire aux échelles de temps du laboratoire. C’est ce résultat contre-intuitif que nous décrivons dans l’article qui parait ce mercredi 11 janvier 2023 dans la revue nature. Il remet en question les débats sur l’influence de la répartition du ferropericlase dans la matrice.
Si l’on fait l’analogie avec le beurre de cacahuète, on peut dire que les modèles classiques faisaient jouer au ferropériclase le rôle de la phase huileuse qui rendait la pâte plus fluide. Nos résultats le voient plutôt comme les particules rigides du beurre de cacahuète « crunchy », sans influence notable sur la rhéologie de l’ensemble. Nous concluons donc que la bridgmanite est la seule phase minérale à considérer pour modéliser la déformation du manteau dans les conditions naturelles, si lentes qu’elles échappent à notre perception sensible, mais pas à nos modèles !
auteur
Professeur de Physique, spécialiste de physique des minéraux, membre de l’Institut Universitaire de France, Université de Lille