Plus qu’un show porté par le « foot-business » et les médias, le football a, depuis des années, investi toutes les sphères de la société, y compris les cercles intellectuels et académiques.
Déjà dans les années 1950, l’écrivain, poète, journaliste et réalisateur italien Pier Paolo Pasolini est le premier intellectuel européen à écrire sur les compétitions de football pour des quotidiens. Pasolini a couvert ainsi plusieurs matchs sur le sol italien pour l’Unità, l’organe du Parti communiste italien, équivalent transalpin de L’Humanité.
Parallèlement dans les milieux scientifiques, alors même que le sport n’était pas un objet d’étude reconnu par les sciences sociales, les sociologues Eric Dunning et Norbert Elias posent en Angleterre (terre de naissance de ce sport) les jalons de la constitution d’une sociologie du football.
C’est à partir des années 1980, à mesure que le football se popularise, se diffuse à la télévision et devient l’un des premiers sports européens en termes de pratique licenciée et d’audience télévisuelle que des sociologues et historiens prennent le football comme objet d’étude.
Les années 90 : l’explosion de l’étude du football
En 1992, le célèbre historien anglais Eric Hobsbawm livre une analyse du football sur laquelle s’appuient encore aujourd’hui les chercheurs :
« Ce qui donna au sport une efficacité unique comme moyen d’inculquer un sentiment national, du moins pour les hommes, c’est la facilité avec laquelle les individus les moins politisés et les moins insérés dans la sphère publique peuvent s’identifier avec la nation symbolisée par des jeunes qui excellent dans un domaine où presque tous les hommes veulent réussir ou l’ont voulu à une époque de leur vie. La communauté imaginée de millions de gens semble plus réelle quand elle se trouve réduite à onze joueurs dont on connaît les noms. »
À partir des années 1990, les Coupes du monde suscitent l’intérêt des sciences sociales qui publient et organisent des manifestations scientifiques à leur occasion.
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En France, la revue d’histoire Vingtième Siècle publie pour la première fois un dossier consacré au football en 1990, lors de l’évènement qui se déroule en Italie. En 1994, c’est au tour de la revue Actes de la recherche en sciences sociales– dirigée par Pierre Bourdieu – de publier un dossier entièrement dédié au football. Puis, la revue Sociétés et représentations publie en 1998 un dossier intitulé « Football et sociétés », issu d’un grand colloque organisé au CNRS pour faire le bilan de vingt ans de recherches internationales sur le football et ses modalités de pratique.
Depuis, les travaux de sciences sociales sur ce sujet se sont multipliés : thèses de doctorat, ouvrages, revue d’histoire du football, articles scientifiques, colloques et séminaires (dont l’un, « Football et sciences sociales » a même eu lieu au sein de la prestigieuse École normale supérieure de la rue d’Ulm).
Difficile de parler scientifiquement de foot ?
Le sociologue Pierre Bourdieu souligne pourtant que, plus que tout autre objet social, le football (et le sport médiatisé en général) se pare d’un écran de discours préconstruits ou passionnés qui sont « le pire obstacle au travail scientifique » :
« Il est difficile de parler scientifiquement de sport parce que c’est, en un sens, trop facile : il n’est personne qui n’ait sa petite idée sur le sujet et qui ne se sente en mesure de tenir des propos qui se veulent intelligents »
Le spectacle sportif télévisé offre en effet au regard une double réalité : d’une part la manifestation réelle (la compétition sportive stricto sensu), de l’autre, la manifestation symbolique, qui se donne à voir avec ses héros et ses rites, ses mises en scène abondamment commentées par les médias qui produisent un « effet de réel » pour reprendre le mot de Roland Barthes.
L’ethnicisation des rapports sociaux infiltre le terrain
Ainsi en fut-il de l’équipe de France de football qualifiée de black-blanc-beur par des journalistes célébrant un modèle d’intégration métissé après sa victoire à la Coupe du monde en 1998. Le conseiller du ministre de l’Intérieur de l’époque déclarait dans la foulée : « Zidane a fait plus par ses dribbles et ses déhanchements que dix ou quinze ans de politique d’intégration ».
La figure médiatique du sportif-issu-de-l’immigration-qui-réussit-grâce-au-sport émerge alors progressivement dans un contexte d’ethnicisation des rapports sociaux. Le football professionnel s’impose parmi d’autres disciplines telles que l’athlétisme ou la boxe comme l’un des lieux de visibilité de Français dont les histoires familiales renvoient, d’une part, aux liens historiques entre une nation et ses anciennes colonies et, d’autre part, à la diversité du creuset national.
Dès lors, le football français présente deux faces : son endroit – l’apport positif du métissage dans les équipes nationales et les clubs professionnels – et son envers – la célébration des origines et leur usage idéologique.
Ces manifestations sportives ont progressivement fabriqué des légendes qui ont apporté leur part de rêve dans tous les pays du monde, toutes classes sociales et générations confondues.
Héros nationaux pour société dépolitisée
Pour les historiens, politistes et sociologues, les Coupes du monde constituent un baromètre du prestige des nations et ont pour mission de conforter une fierté nationale souvent mise à mal, voire jugée suspecte en d’autres circonstances.
Lors du mondial, l’expression de la nation et ses couleurs sont portées par onze joueurs dont on connaît les noms, les visages, les trajectoires personnelles. Ils deviennent alors les paladins des temps modernes. Dans notre société du spectacle, cet effet de réel et de proximité touche les personnes parmi les moins politisées et les moins insérées dans le débat public et favorise un phénomène d’identification.
L’orchestration des flux d’images alimente des systèmes de représentation qui se transmettent au fil des ans et des générations. Dans cette épopée moderne, ce ne sont pas tant les résultats stricts que l’on retient, mais bien les gestes des héros ou des traitres, transfigurés en autant de figures mythologiques : le choc frontal Battiston-Schumacher lors de la Coupe du monde de Séville 1982 et ses effets sur les relations franco-allemandes, la « Main de Dieu » de Maradona en 1986, le « coup de boule » de Zidane en finale face à l’Italie en 2006, la « grève » de l’Équipe de France et le fiasco de Knysna en 2010…
La polémique sur les conditions de travail déplorables des migrants engagés dans les chantiers de construction des stades au Qatar, les manquements aux droits humains et le coût carbone du spectacle complètent le tableau en remettant la politique au centre du jeu. La Coupe du monde de football devient ainsi un miroir de la société et de la mondialisation où les compétitions constituent une histoire de notre temps, s’écrivant sur un rythme quadriennal.
Enfin, même s’il l’occulte, ce football des nations et du spectacle est indissociablement lié au football des clubs « d’en bas » qui le précède et lui fournit les élites qu’il a patiemment formées. Celui-ci continue contre vents et marées à jouer son rôle éducatif et de régulation sociale dans les villages et les banlieues. En ce sens, le football est non seulement un miroir, mais également un laboratoire de nos sociétés.
auteur
Professeur, sociologie du sport, Université de Strasbourg