Pensée complexe ? Prenons un exemple, inspiré de notre vie. Comment exprimer ce que nous sommes ? Avec Descartes et son cogito ergo sum (« je pense donc je suis ») nous estimons construire notre identité à partir de notre pensée propre, sans référence à un extérieur à nous. Cette compréhension est sécurisante, mais comment l’accepter ? Toutes les données des sciences contemporaines nous en montrent les limites : les relations avec les autres, avec notre environnement, nous font véritablement être. Quel sens alors à mon « moi » ? Où suis-je ? Ici et/ou ailleurs ? Nous voici devant des cercles sans fin.
La pensée complexe n’hésite pas à affronter ces difficultés, au prix d’une certaine insécurité, mais y gagne une meilleure proximité avec le réel. Elle montre les liens en tous sens entre nos objets de pensée (je suis à la fois moi et la somme de mes relations), les conventions inévitables à poser, leur caractère provisoire, la nécessité de toujours reprendre nos représentations. Elle nous demande de faire la distinction entre la réalité concrète tissée de multiples fils intriqués et la fiction des mots qui disjoignent. Le philosophe allemand Hans Vaihinger (auteur de La philosophie du comme si) montre en effet que nous avons besoin de mots comme outils de pensée efficaces (ou fictions) qui ne renvoient pas forcément à des éléments isolés de la réalité.
Et le temps ? Pour lui aussi, il faut abandonner le désir de le considérer tout seul, en lui-même. Penser le temps, c’est envisager ses relations avec le monde, dont on l’abstrait pour la commodité de notre entendement.
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Le temps et le mouvement
A quoi le relier au premier chef ? Une inspection simple de sa signification palpable nous montre que le temps qui compte renvoie toujours à des changements de position dans l’espace, c’est-à-dire à des mouvements des entités matérielles au sens large. Pour qu’un laps de temps en effet se marque concrètement, il doit correspondre à des modifications de la distribution spatiale des atomes de notre univers. Penserait-on imaginer que le temps passe sans aucun mouvement, comme lorsque mes cheveux blanchissent ? Mais en grossissant les choses, on verrait des mouvements de matière. Et le sens opérationnel du temps du physicien est appuyé sur une horloge qui, toujours, cache un mouvement.
L’histoire de la philosophie et de la physique nous oriente dans la même direction. Deux exemples : pour Aristote, « le temps est le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur ». Par ces mots célèbres, le philosophe se fonde sur le mouvement pour définir une succession temporelle, tout en soulignant une distinction entre temps et mouvement, discutée longuement dans son œuvre.
Pour le physicien E. Mach, « nous choisissons pour mesurer le temps un mouvement arbitrairement choisi ». De nombreuses cultures (par exemple la culture chinoise, cf. F. Jullien) se sont passées du concept de temps et l’ont remplacé par les mouvements offerts par la nature : la course des astres, les mouvements des vents, etc., entraînés par les changements des saisons…
Mais comment dire le mouvement si l’on n’a pas déjà le temps ? Et l’espace, doit-il rester à l’écart de la discussion, lui dont H. Poincaré nous dit qu’il est construit par les mouvements que nous faisons pour relier ses points constitutifs ?
Avec la pensée complexe, nous faisons appel à toutes les ressources des sciences humaines et sociales, des sciences de la nature et de l’épistémologie. Avec elles, nous pouvons promouvoir une synthèse de Mach et Poincaré en affirmant la proposition heuristique centrale : « le mouvement précède l’espace et le temps dont ils sont dérivés ».
L’anthropologie, la psychologie, les études sur la cognition incarnée nous montrent comment le mouvement du corps précède l’espace et le temps des mots ; la phénoménologie insiste sur le caractère incontournable de cette étape à propos de toute science de la nature, même la plus fondamentale.
Et, de par notre situation à l’intérieur du monde, nous ne sommes pas en mesure d’en sortir pour apporter, de l’extérieur, des règles et des horloges pour le jauger. Selon une démarche relationnelle (autre nom de la pensée complexe), nous ne pouvons que comparer les phénomènes les uns aux autres ; espace et temps sont les noms de ces comparaisons.
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Dans chaque situation particulière, les mouvements des entités du monde peuvent être partagés entre ceux qui nous sont insignifiants, ou hors d’atteinte de nos instruments, sur lesquels nous construisons l’espace et les repères spatiaux, et, par comparaison, ceux qui sont significatifs et sur lesquels nous construisons les temps.
Ainsi les points côtés de l’IGN (Institut géographique national) ou les repères du système GPS (Global Positioning System), plantés sur notre relief terrestre et nos montagnes, ne bougent apparemment pas les uns par rapport aux autres à l’échelle humaine : nous construisons sur eux notre espace de repérage, au sein duquel nous marquons divers mouvements associés au temps. Mais à l’échelle géologique, ces repères sont mobiles et ne peuvent plus servir pour cela ; il nous faut alors décaler notre dualité espace/temps de repérage concret.
Le temps ou les temps ?
Le temps au singulier est choisi dans la multiplicité des temps pour sa valeur de large communication ; il est appuyé sur un mouvement décidé étalon par convention (aujourd’hui celui du photon de lumière, selon le 2° postulat de la relativité) arrêtant une régression sans fin : nous pouvons alors nommer ce que nous n’avions que montré.
En bref, ayons en tête l’image (la recette de pensée) qu’à tout temps nous faisons correspondre un mouvement (ouvrons les horloges, elles sont toujours un point de vue sur un mouvement) et à tout espace un morceau de mouvement (pensons aux géomètres qui mesurent les distances sur terre par la durée de vol de photons lasers, ou aux astronomes l’éloignement des astres par des années-lumière).
Faisons bien la part entre l’espace et le temps concrets, vécus, mesurés, toujours liés entre eux, comme les deux faces de la même pièce (la comparaison de mouvements) et l’espace et le temps, mots isolés l’un de l’autre, fictions utiles, pour pouvoir dire.
La validité de cette heuristique du temps-mouvement s’éprouve dans ses multiples conséquences (cf. Bergson : l’idée nouvelle est éclairée par ce qu’elle éclaire). Ainsi, dans tous les domaines de la pensée, lorsqu’il s’agit de faire face à telle ou telle difficulté, il y a de graves inconvénients à séparer espace et temps concrets. Il faut tenter autant que faire se peut de remonter à la source du mouvement.
Il est fécond de considérer une amplitude d’espace comme un morceau de mouvement, donnant un sens à la définition du mètre de 1983, comme parcours de la lumière pendant une fraction de seconde. Il est fertile encore de mettre temps et espace sur un même niveau, et sur le même plan que les différentes paires de grandeurs de la physique (champ électrique/magnétique par exemple), apportant un regard nouveau sur les relations entre mécanique quantique et relativité générale qui s’opposent sur leur compréhension de l’espace et du temps. Le second principe de la thermodynamique s’éclaire en insistant sur l’appariement fort des gradients spatiaux et temporels.
Il est profitable d’associer le temps, l’espace et le mouvement en sciences humaines et sociales : cela apporte des éclairages bienvenus sur les apories du temps, sur les relations entre histoire et géographie, sur la convergence des mots du temps et de l’espace en linguistique, sur la compréhension des rythmes, sur la genèse des notions spatio-temporelles en anthropologie, psychologie et neurosciences. Etc.