L’enjeu, alors, est énorme : en cette fin de XVème siècle, les voyages d’exploration se multiplient dans le monde entier, financés par les empires européens en quête de nouvelles routes commerciales. La navigation maritime a été révolutionnée par la découverte de l’astrolabe et celle de la caravelle, permettant des expéditions plus lointaines que jamais, et l’Europe admet tout juste l’idée d’une Terre ronde. De premiers itinéraires d’exploration sont alors entrepris vers le Sud, en contournant l’Afrique, puis vers l’Ouest à travers l’Atlantique.
Des expéditions vikings à Amerigo Vespucci
« Christophe Colomb base son itinéraire sur une erreur de calcul, explique Virginie Adane, maîtresse de conférences en histoire moderne à l’Université de Nantes et spécialiste de l’Amérique coloniale. En cherchant à trouver une nouvelle route pour commercer avec “les Indes”, c’est-à-dire l’Asie, il voit à la baisse la distance qui sépare le continent asiatique et l’Europe. C’est cet itinéraire qu’il vend à la reine d’Espagne, Isabelle de Castille. » En 1493, il revient en Europe en pleine gloire, les cales remplies de denrées et d’autochtones rapportés des « Indes ». Faisant miroiter aux souverains espagnols les richesses du littoral américain, il se fait financer un deuxième voyage, de 1493 à 1496. S’ensuivront une troisième, puis une quatrième expédition, jusqu’en 1504. Il mourra deux ans plus tard à Valladolid, vraisemblablement sans savoir qu’il avait découvert un nouveau continent.
« Il est intéressant de revenir sur la notion même de “grande découverte”, et sur le fait que l’on s’attache à ce point à Christophe Colomb », relève Virginie Adane. Car le Génois est loin d’avoir été le premier Européen à mettre le pied sur le continent américain. Des expéditions scandinaves s’y sont aventurées bien avant lui, dès le Xème siècle et jusqu’au XIIIème siècle, tandis que des explorateurs portugais et danois ont pu établir d’éventuels contacts trans-atlantiques précolombiens.
Au XVème siècle, d’autres explorateurs se sont succédés sur la côte Est de l’Amérique en même temps que Christophe Colomb. Giovanni Caboto, dit Jean Cabot, explorateur italien au service de l’Angleterre, qui aspirait comme lui à découvrir la route occidentale vers les Indes, a accosté au large de Terre-Neuve dès 1497, juste après le premier voyage de Colomb. Il a poussé son expédition beaucoup plus au Nord que le Génois, devenant ainsi aux yeux des Britanniques le véritable découvreur de la « nouvelle terre ».
Quant au fameux Amerigo Vespucci, il est resté dans les mémoires grâce au cartographe allemand Martin Waldseemüller, qui a utilisé pour la première fois le nom d' »Amérique », en 1507, en s’inspirant de son nom. Explorateur parmi d’autres, contemporain de Cabot et Colomb, le navigateur italien s’est démarqué par le fait d’être probablement le premier à parler de « Nouveau Monde », quand Colomb pensait encore être arrivé en Asie.
L’avènement du mythe Colomb
Mais alors, pourquoi avoir fait de Christophe Colomb le découvreur de l’Amérique ? « Pour plusieurs raisons, répond Virginie Adane, qui remontent plutôt à la fin du XVIIIème et au XIXème siècles, au moment où on essaie de formaliser l’Histoire et de lui donner un sens. En 1776, les Etats-Unis prennent leur indépendance et il devient gênant de raconter qu’aux origines de la colonie, il y avait des explorateurs britanniques. Or Christophe Colomb est Génois. Et son histoire est d’autant plus intéressante qu’il sera rappelé et démis de ses fonctions par la reine d’Espagne pour ses exactions dans les colonies. » Pour la tradition américaine, la situation de l’explorateur, désavoué et trahi par le Vieux Continent, est similaire à celle des Etats-Unis, qui se disent victimes de la tyrannie du roi Georges. Cerise sur le gâteau, son origine génoise plaît aux immigrés italiens débarqués dans le courant du XIXe siècle. « L’histoire de Colomb, au XVIIIème-XIXème siècle, c’est aussi celle-là, résume Virginie Adane : la jeune Amérique, une nouvelle nation qui tente de s’émanciper d’un récit trop anglais. »
En 1828 est ainsi rédigée une « Histoire de la Vie et des Voyages de Christophe Colomb » par Washington Irving, l’un des premiers écrivains américains. Le livre devient rapidement un best-seller. Il fait entrer le mythe Colomb dans l’Histoire comme un esprit éclairé, partisan de la Terre ronde contre les obscurantistes moyen-âgeux. « De nos jours, les historiens tentent de déconstruire cette part du mythe de Colomb, en même temps qu’ils tentent de déconstruire la notion de “découverte” de l’Amérique. Parler de “découverte”, c’est dire qu’on a atterri sur un continent vide et non peuplé, ce qui n’était pas le cas. C’est une notion très eurocentrée, qui occulte la présence des populations autochtones et qui confisque leur parole. »
Colomb explorateur, Colomb colonisateur ?
La notion de découverte pose un autre problème : elle tend à séparer l’exploration de l’exploitation. Les découvreurs apparaissent donc comme des idéalistes, désireux d’étendre le domaine de la connaissance, tandis que les exploiteurs mettent en place une colonisation brutale et agressive. « On a pu gloser récemment sur le fait que Colomb était un découvreur, et pas un colonisateur, souligne Virginie Adane. En réalité, il a bien été un colonisateur, et très vite. On ne peut pas dissocier les deux. » Juste après son arrivée aux actuelles Bahamas en 1492, Colomb se rend sur l’île d’Hispaniola, qui correspond à l’actuel Haïti. « Son objectif alors est d’accroître la puissance de la reine d’Espagne, donc de trouver des richesses à exploiter. En premier lieu, il cherche de l’or. Mais à défaut, il envisage rapidement de réduire les populations locales en esclavage. Il note dans son journal de bord qu’avec 50 hommes, il est possible de soumettre l’ensemble des Arawaks. » Dont acte. Colomb est arrêté par la reine en 1500, et renvoyé de force en Espagne.
Mais le mal est fait : comme les Taïnos sur Hispaniola, les populations autochtones sont décimées par les conflits armés avec les Espagnols, la mise au travail forcé et le choc microbien, car les Européens sont porteurs passifs d’agents pathogènes auxquels les Indiens n’avaient jamais été exposés, et qui les déciment en quelques décennies. Les violences coloniales sont dénoncées par le moine dominicain Bartolomé de Las Casas, qui part au Nouveau Monde en 1502 et révèle, bouleversé, la part sombre de la Découverte. « Sur la grande Terre Ferme, écrit-il, nous sommes certains que nos Espagnols, par leurs cruautés et leurs œuvres néfastes, ont dépeuplé et dévasté des terres pleines d’hommes doués de raison qui sont aujourd’hui désertes. […] Hommes, femmes et enfants sont morts injustement à cause de la tyrannie et des œuvres infernales des chrétiens. »
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