Depuis lors, les musicologues et amateurs de Beethoven s’interrogent, et déplorent de ne pas savoir ce que cette symphonie aurait pu devenir. Ses notes laissaient espérer un résultat grandiose, mais visiblement condamné à demeurer hors d’atteinte. Aujourd’hui, grâce au travail d’une équipe d’historiens de la musique, de musicologues, de compositeurs et d’ingénieurs en informatique, la vision de Beethoven va bientôt prendre vie.

Responsable du versant intelligence artificielle (IA) du projet, j’ai dirigé une équipe scientifique de la start-up Playform AI, qui a fait apprendre à une machine toute l’œuvre de Beethoven et son processus créatif.

Un enregistrement complet de sa dixième symphonie sortira le 9 octobre 2021, le jour où l’œuvre sera jouée sur scène pour la première fois à Bonn, en Allemagne, couronnant plus de deux années d’efforts.

Limites des tentatives antérieures

Vers 1817, la Royal Philarmonic Society de Londres commande à Beethoven ses neuvième et dixième symphonies. Écrites pour un orchestre, elles comportent souvent quatre mouvements : le premier est joué sur un tempo rapide ; le deuxième, sur un tempo plus lent ; le troisième, sur un tempo modéré ou rapide ; et le dernier, sur un tempo rapide.

En 1824, Beethoven termine sa neuvième symphonie, qui s’achève sur l’intemporelle « Ode à la joie ».

Mais de la Dixième, le compositeur a laissé peu de choses, si ce n’est des partitions fragmentaires et quelques idées couchées sur le papier.

Une page des notes de Beethoven pour son projet de dixième symphonie
Une page des notes de Beethoven pour son projet de dixième symphonie. Beethoven House MuseumCC BY-SA

La dixième symphonie de Beethoven a déjà fait l’objet de tentatives de reconstitution. En 1988, le musicologue Barry Cooper a entrepris de compléter les deux premiers mouvements. Il a assemblé 250 mesures à partir des fragments existants pour créer une version du premier mouvement qu’il jugeait fidèle à celle de Beethoven. Mais les ébauches, trop fragmentaires, ne permettaient pas aux spécialistes de la symphonie d’aller au-delà de ce premier mouvement.

La constitution de l’équipe

Début 2019, j’ai été contacté par le Dr Matthias Röder, directeur de l’institut Karajan. Cette organisation établie à Salzburg, en Autriche, vise à promouvoir les liens entre musique et technologie. Il était en train de monter une équipe chargée de terminer la dixième symphonie de Beethoven en l’honneur du 250e anniversaire du compositeur. Connaissant mon travail sur l’art généré par IA, il voulait savoir si l’IA permettrait de combler les blancs laissés par Beethoven.

Pour relever un défi aussi intimidant, l’IA allait devoir s’engager dans un processus sans précédent. J’ai répondu que j’étais prêt à tenter l’expérience.

M. Röder a ensuite formé une équipe en recrutant notamment le compositeur autrichien Walter Werzowa, l’auteur de la signature musicale de la marque Intel s’est vu confier une composition d’un genre nouveau intégrant le legs de Beethoven et la production de l’IA. Mark Gotham, spécialiste de la musique assistée par ordinateur, a quant à lui supervisé la transcription des ébauches de Beethoven et le traitement de son œuvre toute entière afin que l’IA soit correctement entraînée.

L’équipe comptait également parmi ses membres Robert Levin, musicologue à l’université de Harvard. Ce pianiste virtuose avait déjà achevé plusieurs œuvres incomplètes de compositeurs du XVIIIe siècle, dont Wolfgang Amadeus Mozart et Johann Sebastian Bach.

Le projet prend forme

En juin 2019, le groupe s’est réuni à l’occasion d’un atelier de deux jours à la bibliothèque musicale de Harvard. Dans une grande pièce où trônaient un piano, un tableau noir et une pile de cahiers de Beethoven rassemblant ses œuvres les plus connues, nous avons parlé de la manière dont des fragments pouvaient être transformés en œuvre musicale complète, et de l’aide que l’IA apporterait à la résolution de ce puzzle, tout en restant fidèle au processus créatif et à la vision de Beethoven.

Les musicologues présents voulaient en savoir plus sur la musique que l’IA avait déjà créée. Je leur ai raconté comment elle avait réussi à générer de la musique à la manière de Bach, mais il ne s’agissait là que d’une harmonisation ressemblant à du Bach, produite à partir d’une mélodie donnée. Rien à voir avec notre objectif, qui consistait à construire une symphonie entière sur la base de quelques phrases musicales.

Le génie musical de Beethoven s’est manifesté à toutes les étapes du projet. Crice DenyerCC BY

À l’inverse, les scientifiques présents, dont j’étais, voulaient en savoir plus sur les matériaux disponibles et la façon dont les spécialistes envisageaient de les utiliser pour achever la symphonie.

La mission qui nous incombait a fini par se concrétiser. Nous allions devoir travailler à partir de notes et de compositions achevées par Beethoven tout au long de sa carrière, et des ébauches de la dixième symphonie, afin de créer quelque chose qu’il aurait pu écrire lui-même.

Le défi était considérable. Nous n’avions pas de machine capable de digérer les ébauches et de recracher une symphonie sur simple pression d’un bouton. La plupart des IA disponibles à l’époque ne pouvaient pas continuer un morceau inachevé au-delà de quelques secondes.

Il nous faudrait repousser les limites des capacités de l’IA, en enseignant à la machine le processus créatif de Beethoven, sa façon de partir de quelques mesures et de les développer méticuleusement pour créer des symphonies, sonates et quatuors poignants.

Comprendre le processus créatif de Beethoven

À mesure que le projet avançait, les aspects humain et technologique de la collaboration ont évolué. MM. Werzowa, Gotham, Levin et Röder ont déchiffré et transcrit les ébauches de la dixième symphonie pour tenter de comprendre les intentions de Beethoven. En prenant pour modèle ses symphonies achevées, ils ont tenté de reconstituer les pièces du puzzle, afin de savoir à quel mouvement, ou quelle partie de mouvement appartenait chaque fragment.

Ils ont dû faire des choix, décidant notamment si un fragment était le point de départ d’un scherzo, à savoir un passage très vif dans une symphonie, généralement situé dans le troisième mouvement, ou si une portée formait la base d’une fugue, une mélodie créée en combinant différentes parties faisant écho à un thème central.

L’aspect IA du projet, dont je m’occupais, s’est heurté à plusieurs difficultés.

La principale consistait à trouver le moyen de développer une courte phrase, voire un simple motif, pour en tirer une structure musicale plus longue et plus complexe, comme Beethoven l’aurait fait. La machine a notamment dû apprendre comment le compositeur avait construit sa cinquième symphonie à partir du fameux motif constitué de quatre notes seulement.

ÉcouterLa cinquième symphonie est connue pour reposer sur quatre notes.

Par ailleurs, comme le prolongement d’une phrase devait suivre une certaine forme musicale, qu’il s’agisse d’un scherzo, d’un trio ou d’une fugue, l’IA devait apprendre le processus que suivait Beethoven pour développer ces formes-là.

Puis la liste s’est allongée : nous avons dû apprendre à l’IA à harmoniser une ligne mélodique et créer une continuité entre deux sections. Nous nous sommes aussi rendu compte qu’elle devait être capable de composer une coda, le passage qui conclut un morceau.

Une fois que nous disposerions d’une composition complète, l’IA devrait se charger de l’orchestration, c’est-à-dire assigner aux différents instruments leurs parties. Le tout, conformément à la méthode de Beethoven lui-même.

Première grande réussite

En novembre 2019, l’équipe s’est à nouveau retrouvée, à Bonn cette fois, dans la maison natale de Beethoven, aujourd’hui transformée en musée.

Cette rencontre servirait de test décisif pour trancher sur la capacité de l’IA à mener ce projet à terme. Nous avons imprimé des partitions générées par IA à partir des ébauches de la dixième symphonie de Beethoven. Un pianiste a joué dans une petite salle de concert du musée devant un groupe de journalistes, de musicologues et de spécialistes de Beethoven.

Un groupe de personnes se tient autour d’un pianiste
Des journalistes et des musiciens écoutent un pianiste jouer des extraits de la dixième symphonie de Beethoven. Ahmed ElgammalCC BY-SA

Nous avons demandé aux membres de l’auditoire de deviner où s’arrêtaient les phrases de Beethoven et où commençaient les extrapolations de l’IA. Ils en furent incapables.

Quelques jours plus tard, l’une de ces partitions générées par IA a été jouée par un quatuor à cordes lors d’une conférence de presse. Seuls ceux qui avaient une connaissance intime des fragments de la dixième symphonie ont su distinguer le travail de l’intelligence artificielle de celui de Beethoven.

Le succès remporté par ces tests nous montrait que nous étions sur la bonne voie. Mais il ne s’agissait là que de quelques minutes de musique. Nous avions encore beaucoup de travail devant nous.

Une œuvre prête à voir le jour

À chaque étape planait le génie de Beethoven, qui nous encourageait à faire mieux. L’IA s’améliorait à mesure que le projet avançait. Au cours des dix-huit mois suivants, nous avons conçu et orchestré deux mouvements entiers de plus de vingt minutes chacun.

Nous sommes conscients des réactions de rejet que pourrait inspirer cette œuvre : d’aucuns affirmeront que l’art doit rester hors de portée de l’IA, et que l’IA ne doit pas tenter d’imiter le processus créatif humain. Cependant, dans le domaine artistique, je ne vois pas l’IA comme un outil de substitution, mais comme celui qui ouvre de nouvelles voies d’expression aux artistes.

Ce projet n’aurait pas pu être réalisé sans l’expertise humaine d’historiens et de musiciens. Pour atteindre notre objectif, nous avons dû fournir une quantité colossale de travail, mais aussi faire preuve de créativité.

L’un des musicologues de l’équipe a déclaré un jour que l’IA lui faisait penser à un apprenti musicien enthousiaste qui s’entraîne tous les jours, apprend et s’améliore constamment. Cet étudiant, ayant repris la baguette de Beethoven, s’apprête à présenter la dixième symphonie au monde entier.

Auteur

  1. Professor, Director of the Art & AI Lab, Rutgers University