Cet évènement a aussi révélé quelque chose de surprenant : les trous noirs dont on a détecté la fusion étaient bien plus massifs que ce qui semblait probable jusqu’alors.
Ceci a soulevé de nombreuses questions sur la formation et l’évolution des trous noirs, et en particulier des couples de trous noirs – ceux qui peuvent fusionnent en laissant derrière eux une tempête d’ondes gravitationnelles que nous détectons parfois des milliards d’années plus tard (les ondes gravitationnelles voyagent jusqu’à nous à la vitesse de la lumière).
Comment naît un couple de trous noirs ?
L’histoire la plus commune de ces progéniteurs est la suivante : deux étoiles, souvent massives, naissent dans le même nuage interstellaire. Elles échangent de la matière au cours de leur vie, avant de finir par s’effondrer l’une après l’autre lors de deux événements de supernova, formant ainsi un duo de trous noirs. Ce couple continue alors inexorablement de se rapprocher, pendant un temps qui peut atteindre quelques milliards d’années, avant finalement de fusionner.
La fusion des trous noirs émet alors des ondes gravitationnelles, qui peuvent être détectées par des détecteurs d’ondes gravitationnelles comme LIGO-Virgo ou des détecteurs futurs, par exemple le Einstein Telescope européen ou le Cosmic Explorer américain.
Couple stellaire : une vie semée d’embûches
Si ce scénario est connu dans les grandes lignes, les conditions d’évolution précises amenant un couple d’étoiles à se transformer en binaire de trous noirs destinés ensuite à fusionner entre eux restent indéterminées.
L’histoire de ce couple stellaire est en effet semée d’embûches, et de nombreux paramètres entraîneront, ou non, la fusion de deux trous noirs : citons entre autres la masse initiale de chaque étoile, leur composition, leur séparation orbitale, ou encore leur vitesse de rotation. Le devenir du couple dépend également des propriétés de l’effondrement de chaque étoile en trou noir lors de sa supernova, du moment auquel il traverse la phase d’« enveloppe commune » avec sa partenaire, et de l’efficacité du transfert de masse vers sa partenaire au cours de l’évolution.
Cette phase d’« enveloppe commune » est une étape cruciale et pourtant méconnue de la vie du couple stellaire – c’est ce moment relativement bref au cours duquel une enveloppe de gaz commence à immerger entièrement la binaire, juste après la première supernova. Pendant cette phase, un important transfert de masse a lieu entre les deux astres, et l’orbite qui les sépare diminue considérablement.
Identifier les progéniteurs stellaires de fusions de binaires de trous noirs constitue donc un sujet au cœur des préoccupations des astrophysiciens, permettant de mieux prédire le nombre de ces fusions.
Afin de lever le voile sur ce mystère, plusieurs études ont déjà été conduites dans le but de déterminer les paramètres des progéniteurs de fusions de trous noirs stellaires de grande masse, supérieure à 20 fois la masse du Soleil – comme on l’a vu, l’existence de trous noirs stellaires aussi massifs semblait peu probable avant leur détection par LIGO-Virgo.
À l’inverse, peu d’études se sont encore penchées sur les progéniteurs de trous noirs stellaires moins massifs (moins de 10 fois la masse du Soleil) qui pourraient fusionner. Si ces trous noirs « légers » sont par nature plus faciles à former, leur fusion n’en est pas pour autant assurée et le couple peut très bien se briser si les conditions requises ne sont pas réunies – les étoiles partant alors chacune de leur côté.
Un code pour retracer l’histoire d’une vie stellaire
C’est justement le but que nous nous sommes donné, dans le cadre d’une collaboration entre astrophysiciens des laboratoires Astrophysique, Instrumentation, Modélisation (CNRS/CEA/Université de Paris) et Astroparticule & Cosmologie (CNRS/Université de Paris) : caractériser les propriétés des étoiles progénitrices à l’origine des fusions de trous noirs stellaires « légers ».
Pour ce faire, nous avons reproduit l’évolution de ces couples d’étoiles massives (ce sont bien des étoiles dites « massives » – plusieurs fois la masse du Soleil – qui s’effondreront au final en trous noirs « légers ») en ajustant des paramètres cruciaux, avant de comparer les résultats obtenus aux détections de LIGO-Virgo.
Afin de reproduire l’évolution de ces couples stellaires, nous avons utilisé un code public, MESA, capable de simuler précisément l’évolution des étoiles, basée sur la modélisation de leur structure interne, à partir de la résolution, à chaque pas de temps, d’équations hydrodynamiques de la physique, ainsi que les interactions entre les étoiles au sein du couple. Nous avons adapté MESA afin d’y inclure les étapes liées à la formation du trou noir et au transfert de masse se produisant pendant la phase d’enveloppe commune.
Ainsi, partant d’un scénario d’évolution relativement classique (les deux étoiles naissent en même temps dans le même nuage interstellaire), nous avons réalisé plus de 66 000 simulations hydrodynamiques d’étoiles sur le calculateur du laboratoire APC. Si ce nombre est modeste comparé aux millions de simulations réalisées dans le cadre des modèles de synthèse de population habituellement utilisés, c’est parce que ces simulations d’évolution stellaire requièrent bien plus de temps de calcul, étant basées sur la résolution, à chaque pas de temps, d’équations hydrodynamiques. Cependant, elles se révèlent également bien plus précises, grâce à une simulation réaliste de l’intérieur des étoiles, et des changements provoqués par le transfert de matière et de moment cinétique.
66 000 simulations hydrodynamiques d’étoiles
Ces 66 000 simulations constituent donc autant de combinaisons de paramètres qui ont pu être testées et comparées aux taux détectés par LIGO-Virgo de fusions de trous noirs dans cette gamme de masse.
Nous avons ainsi prédit des taux de fusion compris entre 0,2 et 5,0 par an dans notre « univers local », soit un volume d’univers dans un rayon de 1 giga parsec (qui correspond à 3,26 milliards d’années-lumière, soit environ 1/14 de la distance jusqu’à l’horizon de notre univers observable), distance à laquelle on peut observer les galaxies avec assez de détails mais où les effets d’évolution cosmique sont faibles.
Ceci correspond à 1,2 et 3,3 détections par an de ce type de fusion de trous noirs « légers » de moins de 10 masses solaires (soit des taux comparables aux événements détectés par LIGO-Virgo lors des premières campagnes d’observation).
Ce taux de détection est bien celui atteint par LIGO-Virgo, et ceci permet de dresser un profil plus précis des progéniteurs stellaires des trous noirs légers qui peuvent fusionner.
Quelles étoiles peuvent donner naissance à des trous noirs qui fusionnent ?
Notre étude montre que pour obtenir une fusion de trous noirs « légers », il faut partir de couples d’étoiles de masses spécifiques (de 25 à 65 masses solaires) avec une séparation initiale particulière (entre 30 et 200 rayons solaires). Les deux étoiles doivent suivre une évolution au cours de laquelle elles s’échangent de la matière.
Le résultat principal de cette étude est que le destin des progéniteurs stellaires dépend fortement des masses initiales des étoiles, de la perte de masse du fait des vents stellaires et de la séparation orbitale initiale. Les deux étoiles suivent une évolution similaire, avec un premier épisode de transfert de masse stable avant la formation du premier trou noir, puis un deuxième épisode de transfert de masse instable conduisant à une phase d’enveloppe commune, qui sera ensuite éjectée. Cette phase d’enveloppe commune joue un rôle fondamental, car seuls les progéniteurs survivant à cette phase sont capables ensuite de fusionner en un temps inférieur à la durée de vie de l’univers (temps de Hubble).
Identifier les progéniteurs
Notre étude propose également une nouvelle méthode d’identification des progéniteurs d’objets compacts, comme les trous noirs ou les étoiles à neutrons, à partir de simulations hydrodynamiques précises d’évolution stellaire, se rapprochant ainsi chaque jour d’une meilleure compréhension des origines des phénomènes gravitationnels parmi les plus violents de notre univers.