Mais l’heure de reconnaissance a sonné : la modernité de son parcours la fera entrer au Panthéon le 30 novembre 2021. Qui aurait pu l’imaginer lorsque, dans la France des Trente Glorieuses, celle du yéyé et de mai 1968, sa voix était éteinte, sa notoriété quasiment disparue. Vedette déchue, elle vivotait jusqu’à ce qu’une compatriote, la princesse Grâce de Monaco et avec elle la principauté – où elle est enterrée – ne lui vienne en aide, ce qui lui offrira la possibilité, en 1975, d’un dernier et inoubliable tour de piste à Bobino quelques jours avant sa mort.
Certes, on salue l’artiste disparue qui a émerveillé le Paris de l’entre-deux-guerres mais personne ne peut alors imaginer que Joséphine Baker puisse entrer au Panthéon moins de cinq décennies plus tard. On le sait, les figures du passé ne parlent pas toutes à notre temps présent de la même manière : voyez Jules Ferry ou Pierre de Coubertin tant honorés hier, sujets à controverse aujourd’hui. Pour d’autres, l’inverse se produit.
Une artiste qui sait parler à la France du début du XXIᵉ siècle
L’entrée de Joséphine Baker au Panthéon n’est pas une surprise, cela fait plusieurs années que son nom circule, comme ce fut le cas fin 2013 lorsque Laurent Kupferman et Régis Debray avaient lancé la proposition sous la forme d’une pétition judicieusement intitulée « Osez Joséphine ».
Il s’agit donc d’un aboutissement logique dans un contexte où l’artiste « coche des cases » qui correspondent à des valeurs de mieux en mieux partagées aujourd’hui : talent, liberté, résistance, antiracisme, courage, féminisme, solidarité. Avec comme valeur suprême la diversité quelle incarne à travers la chanson « J’ai deux amours » créée pour elle par Géo Koger et Henri Varna sur une musique de Vincent Scotto en 1930 et qu’elle chantera jusqu’à la fin de sa vie.
C’est pourquoi Joséphine Baker, « intersectionnelle » avant l’heure, parle au plus grand nombre : ni intellectuelle, ni idéologue, elle réagissait avec son cœur en toute liberté dans un pays qui a été sa terre d’accueil et de consécration. Cette Américaine noire représente ainsi une forme de synthèse des minorités visibles que la France a pu mettre en valeur voire aduler – surtout dans le domaine du spectacle ou du sport, au risque parfois de l’essentialisation, mais aussi, paradoxalement, ignorer voire discriminer.
Aux côtés des « grands hommes » et de quelques femmes pionnières, elle apporte au Panthéon toute la vigueur de sa personnalité, toute son originalité et on ne peut qu’applaudir cette initiative.
Richesses d’une vie chaotique
Le parcours de cette jeune américaine née en 1906 à Saint-Louis, à la jeunesse plutôt triste, n’a pas été simple. Sa carrière, faite de hauts et de bas nous enseigne bien des choses sur le XXe siècle qui s’éloigne. Star éblouissante à la fin des années 20 et au début des années 30, sa carrière est fulgurante, avec la Revue nègre au Théâtre des Champs-Élysées à partir de 1925, elle éblouit le Tout-Paris et la France par son talent et sa liberté.
Le public est comme magnétisé par cette vedette excentrique. Puis sa carrière patine un peu avant la guerre même si elle reste très populaire dans l’Hexagone.
Sa nationalité française, elle l’obtient en 1937 en se mariant avec l’homme d’affaires Jean Lion. Puis, engagée de multiples manières avec courage et conviction durant le second conflit mondial à Paris, en province et au Maghreb, sa vie connaît une tournure différente au gré des événements. En 1939-40, elle chante pour les soldats au front pendant la « Drôle de guerre », entretient le moral des Parisiens à travers des concerts avant l’Occupation, distribue de la nourriture et des effets personnels aux indigents avant de devenir agent de renseignement et pilote d’avion.
Devenue sous-lieutenant, elle participe au débarquement à Marseille en octobre 1944. Médaillée de la résistance française avec rosette en 1946, elle sera faite chevalier de la Légion d’honneur et recevra la Croix de guerre en 1961.
Après guerre, dans l’impossibilité d’avoir des enfants, elle décide d’en adopter douze, de toutes origines, comme une mise en exergue de son idéal de fraternité universelle. Ce sera sa « tribu arc-en-ciel », avec laquelle elle a vécu assez retirée en Dordogne dans une vaste propriété, le château des Milandes. Mal connue dans son pays d’origine dans lequel elle se rend pourtant, Joséphine Baker ne retrouvera pas le succès qui avait été le sien.
« L’étoile Noire »
La notoriété de Joséphine Baker, c’est d’abord à travers son corps qu’elle la conquiert : le 9 octobre 1925, dans Le Journal, quotidien très conservateur, l’influent critique Georges Le Cardonnel s’enflamme en découvrant la Revue nègre :
« sous l’excitation qui ne cesse de s’accélérer d’un jazz où la caisse domine et dont les discordances sont merveilleusement disciplinées, les ancêtres des forêts originelles semblent se réveiller en ces « noirs » au point de les posséder. Aussi leur frénésie les conduit, peu à peu, à une manière de bamboula. »
Et de considérer que le clou du spectacle est incontestablement la figure de mademoiselle Baker :
« C’est nu, candide, joyeux et renseigné. C’est précisément cette candeur joyeuse que ne sauront jamais monter nos contemporains […] C’est un spectacle extraordinaire qui transporte sur un autre continent. »
Ce prisme « exotique » prévaudra aussi au cours de l’Exposition universelle de 1931. L’artiste qui a vigoureusement combattu le racisme reprenait à ses débuts, sans en être dupe, une vision stéréotypée et colonialiste du corps noir, elle qui n’avait alors pas mis les pieds sur le continent africain. Pour les commentateurs, la nudité du corps noir – supposément « sauvage » était d’ailleurs toujours plus subversive que celle du corps blanc.
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Dans cette première revue, Joséphine Baker s’illustre au milieu de 25 artistes parmi lesquels se trouve le danseur Louis Douglas. Vêtue d’un simple pagne de fausses bananes, elle surgit dans un tableau intitulé « La danse sauvage », agitant son corps sur un rythme d’une musique totalement inconnue en Europe que l’on nommera bientôt charleston. Et le succès est au rendez-vous : Joséphine Baker attire les regards grâce à son corps dénudé mais aussi grâce à son extraordinaire énergie et son sens de l’humour. Voilà bien un élément décisif de l’entrée au Panthéon de l’artiste : la manière dont Joséphine Baker a su s’extirper de ce corps auquel elle était assignée et des clichés qui y étaient attachés, pour vivre d’autres vies.
Indocile et antiraciste
Forte de sa soudaine célébrité, Joséphine Baker devient une vedette et se comporte immédiatement comme telle. Elle ne respecte pas ses contrats et n’en fait qu’à sa tête. À tel point qu’elle se retrouve régulièrement devant les tribunaux pour répondre à diverses assignations. En 1926, l’homme de lettres et écrivain François Ribadeau-Dumas offre l’un des premiers reportages qui nous font entrer dans l’intimité de Joséphine dans les pages littéraires et artistiques du quotidien volontiers humoristique La Lanterne. Le journaliste est allé à sa rencontre dans son petit hôtel du parc Monceau. À midi elle dormait encore, mais, une fois réveillée, en robe de chambre, vive et endiablée, elle parle en anglais et joue avec ses petits chiens, son chat, ses canaris et perruches.
À 20 ans, il a été question qu’elle écrive ses mémoires, sans suite. Indocile, Joséphine Baker le sera dans sa vie privée et parfois dans ses comportements, toujours capable de laisser libre cours à ses envies, ses impulsions, sans jamais réellement calculer, au risque de surprendre. Capricieuse comme une star, elle joue bien son rôle pourtant contrebalancé par la participation à de très nombreuses actions caritatives. Celle que l’on surnomme simplement « Joséphine » s’est toujours montrée sensible et généreuse face à toutes les formes de misère.
Cette meneuse de revue, danseuse, chanteuse et comédienne, loin de clichés, nous enseigne un engagement antiraciste multiforme, tel qu’il faudrait le promouvoir aujourd’hui, dénué de toute « concurrence victimaire ». Sensibilisée par son mari Jean Lion confronté à l’antisémitisme, l’artiste s’engage notamment aux côtés de la LICA (Ligue Internationale Contre le Racisme) en 1938, se montrant très sensible au sort des Juifs pendant toute la période de l’Occupation. Plus tard, elle participera aux meetings du MRAP (Mouvement contre le Racisme et l’Antisémitisme et pour la Paix) en relation avec l’Unesco afin de sensibiliser à la lutte contre le racisme à l’échelle internationale.
Au temps des décolonisations, si l’artiste s’engage assez peu dans la lutte pour les Indépendances malgré un soutien affirmé, elle milite contre l’apartheid en Afrique du Sud et s’investit dans les mobilisations contre le racisme visant les Noirs aux États-Unis. La voilà aux côtés de Martin Luther King le 28 août 1963 devant le Lincoln Mémorial de Washington lorsque celui-ci prononce son discours historique « I have a dream ». En habit militaire, arborant fièrement ses impressionnantes décorations militaires, elle est l’une des rares femmes à prendre la parole au micro devant la foule immense. Dans cette période, elle apprécie aussi le Cuba de Fidel Castro où elle se rend pendant deux mois fin 1965, prenant le parti des non-alignés dans une période de tensions au cœur de la Guerre froide.
Tout sauf anecdotique, l’entrée de Joséphine Baker au Panthéon est une bonne nouvelle : enfin ! Regarder en face la complexité des regards sur les femmes noires par notre République est une manière d’avancer. Et Joséphine Baker, personnalité inspirante, nous aide à aller de l’avant. Cette France qui l’a tant aimé et qui la retrouve aujourd’hui a encore beaucoup à apprendre de son humanité faite de conviction, de courages et de fragilités, nous avons beaucoup à réfléchir sur son parcours aux accents universalistes certes, mais avec son pays d’adoption chevillé au corps et au cœur.