De jeunes Maliens, envoyés se former à la musique à Cuba au milieu des années 60, ont fait sensation sur l’île et au-delà en créant un groupe mythique, les Maravillas de Mali. « Africa Mia », le documentaire co-réalisé par Richard Minier, retrace leur incroyable parcours.
Derrière le documentaire Africa Mia, il y a la persévérance d’un homme, Richard Minier, producteur de musique et co-réalisateur avec Edouard Salier du film sorti dans les salles françaises le 16 septembre. En janvier 2000, le cinéaste français découvre à Bamako, la capitale du Mali, un musicien qui l’intrigue : Dramane Coulibaly. Il se rapproche de lui et bientôt le flûtiste lui fait découvrir les Maravaillas de Mali, un groupe composé de dix jeunes Maliens, venus de tous les coins du pays et sélectionnés pour être formés à la musique à Cuba au milieu des années 60. Des décennies après leur aventure musicale sur l’île, les anciens membres du groupe – Dramane, Bah Tapo, Aliou Traoré, Mustapha Sakho et Boncana Maïga, alias Le Maestro – racontent sur dix-huit ans l’épopée musicale de cet orchestre atypique 100% malien née à La Havane. L’émotion est perceptible dans les yeux et les pas de Boncana Maïga, dernier membre encore en vie de la formation musicale qui à la lourde charge de faire revivre l’œuvre de ses compatriotes. Africa Mia est à la fois le poignant récit d’un gâchis artistique et d’une renaissance musicale. Entretien avec le principal protagoniste du documentaire, le chef d’orchestre des Maravillas de Mali, Boncana Maïga.
Franceinfo Afrique : on vous voit très ému dans ce documentaire. Qu’avez-vous ressenti en revenant par à-coups, puisque c’est un documentaire qui se déroule sur dix-huit ans, sur cette histoire ?
Boncana Maïga : c’est difficile de revenir sur l’histoire, mais quand j’ai vu le documentaire, j’ai vu le film de mes débuts jusqu’à 1973, l’année de mon départ de Cuba. Je n’avais jamais imaginé que l’on aurait pu retracer la vie des Maravillas de Mali et de Boncana Maïga. Le hasard faisant les choses, quand le groupe est rentré au Mali, il y avait eu un coup d’Etat et cela a disloqué l’orchestre. Et voilà que Maravillas de Mali, le film, le disque, l’orchestre et tout reviennent après un coup d’Etat en 2020 au Mali. Il y a eu quatre coups d’Etat dans ce pays.
Quand je vois le film, c’est à la fois un honneur et un hommage que je rends au premier président du Mali (Modibo Keïta) qui était visionnaire. Quand on a eu l’indépendance, les gens ne savaient que cultiver. Mais on ne pouvait pas reconstruire le Mali qu’avec des agriculteurs. Il fallait des cadres, des médecins, des agronomes qui ont été formés en Union soviétique mais aussi des hommes de culture qui ont été envoyés à Cuba. Je voudrais rendre hommage aussi à Fidel Castro, qui a bien voulu nous accueillir sur son île, et à son compagnon Ernesto Che Guevara (qui a d’ailleurs servi d’interprète aux jeunes étudiants maliens lors de leur rencontre avec le dirigeant cubain, NDLR). Pour finir, je rends un autre hommage à tous ces compagnons qui ont planté les arbres avec moi et qui n’en ont pas vu les fruits. J’ai une larme de joie dans un œil, une larme de tristesse dans l’autre.
Vous venez de le souligner : l’histoire des « Maravillas de Mali » est une aventure musicale mais aussi une histoire politique. Car s’il n’y avait pas eu ce coup d’Etat au Mali en 1968, le destin de votre groupe aurait été tout autre…
Autre, parce que je suis parti en Côte d’Ivoire. Ce que je n’ai pas pu donner au Mali, je l’ai donné à la Côte d’Ivoire qui me l’a rendu. Ce pays a su reconnaître l’artiste qui était en moi. J’ai révolutionné la musique en Côte d’Ivoire. Je ne dis pas qu’il n’y avait pas d’orchestre, mais c’est quand j’ai commencé à enseigner à l’institut des arts, quand j’ai créé l’orchestre de la télévision (RTI, la télévision d’Etat, NDLR) que tout a commencé à démarrer avec Aïcha Koné, ensuite sont arrivés les Manu Dibango… Le show que je devais faire au Mali, je l’ai transporté en Côte d’Ivoire en créant l’orchestre de la RTI avec les meilleurs musiciens. Tout le monde en a bénéficié : paix à leurs âmes, Miriam Makeba, Manu Dibango… Ce film est un rappel, un hommage, c’est une vraie histoire.
Nous allons boucler le volet politique en parlant de votre second pays, la Côte d’Ivoire. Vos deux pays vivent une séquence politique assez tendue. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Je dirais simplement à la Côte d’Ivoire de ne pas retomber dans ce qu’il s’est passé en 2010-2011. Nous avons connu autre chose au Mali : quand le pays se lève, ce sont tous les Maliens qui se lèvent ensemble. Ce n’est pas le Malien de Gao, le Malien de Ségou ni celui de Mopti. Tous les Maliens ont dit « basta Moussa Traoré (entretien réalisé le 15 septembre avant l’annonce de la mort de l’ancien président malien, NDLR), on ne te veut plus ». C’est ce qu’on a fait aussi à IBK : « basta, il y a eu assez de malgouvernance ». C’est toujours les Maliens ensemble. J’étais à Abidjan (la capitale ivoirienne, NDLR) en février dernier. Le pays a changé, il est beau, il ne faut pas détruire cela. C’est un Malien qui parle parce que ce nous n’avons pas eu ce que les Ivoiriens ont eu, à savoir ce niveau de développement. Nous voudrions que le Mali atteigne ce stade. Nous, on connaît les coups d’Etat. En Côte d’Ivoire, il faut se donner la main et éviter la violence.
Vous dites en 2015 dans le documentaire : « Les Blancs sont courageux, depuis 15 ans, il est sur cette histoire. » Cette phrase est un hommage à la persévérance de Richard Minier, à l’origine de ce film et du projet musical auquel il a donné lieu…
Quinze ans, dont cinq à me convaincre. Avant Richard, j’ai vu beaucoup de cadreurs, cameramans, des gens qui voulaient raconter « mon histoire, ma vie ». Après un montage vite fait, c’est à peine si le produit était diffusé à la télévision. Je me suis dit que je ne méritais pas ça et j’ai arrêté. Car j’avais travaillé et je travaillais à la télévision, j’aurais pu parler de moi-même tous les jours sur TV5, c’est la chaîne francophone la plus suivie au monde. Quand Richard est venu, je lui ai dit que j’avais déjà une marmite pleine de rushes d’Africains et un Blanc qui rajoute les siens, je n’en voulais pas. J’en avais marre ! Cependant, Richard a été plus malin que les autres. Pour me convaincre, il a dû prendre l’avion pour Cuba, aller chercher au studio Egrem (celui où avait été enregistré le disque des Maravillas de Mali, NDLR) la bande, trouver la maison dans laquelle nous les Maliens nous dormions où il a filmé mon lit, les musiciens, la salle de répétition…
Quand il est revenu et m’a montré ces images, je me suis dit que c’était différent parce que les autres n’avaient pas fait ça. J’en ai conclu que le projet de Richard était sérieux. J’ai donné mon accord et nous avons pris la direction de Cuba. Pendant que nous étions dans l’avion, on le voit dans le film, je préparais déjà les partitions parce que je savais qu’on n’avait pas le temps et je ne voulais pas en perdre. J’ai tout fait dans l’avion, remis les choses au propre et quand je suis arrivé au studio, j’ai distribué les partitions. J’ai retrouvé une seconde jeunesse, j’ai retrouvé tous les Maravillas de Cuba et ils étaient tous en vie. Et mes camarades du Mali sont tous morts. J’ai continué l’aventure avec ceux de Cuba et nous avons recruté les jeunes talents du conservatoire où j’avais fait également mes classes. Nous avons repris l’orchestre des Maravillas de Mali et, avec le film, c’est extraordinaire. C’est un rêve !
Vous êtes très ému dans le film et c’est une émotion que le spectateur partage avec vous. Comment expliquez-vous cette émotion encore très vive ?
Je fais pleurer tout le monde. Ce qui m’a fait mal, c’est le fait d’être revenu dans le temps et j’ai dit : « Allons-y. En Côte d’Ivoire, il n’y a pas de professeur de musique. » J’étais le premier. Vous avez vu tous les élèves que j’avais en Côte d’Ivoire (les premières générations des grands artistes ivoiriens ont été formés par Boncana Maïga, NDLR). Pendant qu’on vous donne l’équivalent de 20 000 FCFA de salaire (15 euros) au Mali, je commençais avec un gros salaire de plus 400 000 FCFA (600 euros). J’étais plus payé qu’un ministre malien en Côte d’Ivoire parce qu’Houphouët (le père de l’indépendance ivoirienne, NDLR) le voulait. Il avait aussi demandé de faire des enseignants des propriétaires. J’ai pu ainsi acheté une maison, j’ai tout eu en Côte d’Ivoire. J’ai été décoré Chevalier de l’Ordre national. Ce que ce pays m’a donné, je le lui ai rendu.
J’ai quitté la Côte d’Ivoire au bout de vingt ans, en 1990, parce que je donnais encore beaucoup mais j’en recevais moins musicalement. C’était l’époque du zouglou et du mapouka (genres musicaux ivoiriens, NDLR). J’en ai discuté avec ma famille et je suis venu en France. J’arrive à Paris et Alpha Blondy vient me voir. Nous avons fait Masada, un album qui a fait le tour de la planète. C’est comme ça que ma carrière a redémarré ici. Après Alpha Blondy, c’était Africando (une formation musicale panafricaine, NDLR). Quelques années plus tard, le président malien ATT (Amadou Toumani Touré, NDLR) m’a fait appeler pour créer un show international de 1h30 pour le sommet France-Afrique. Je suis rentré et quand j’ai voulu repartir, les parents m’ont rattrapé par la chemise en me disant que j’avais déjà passé cinquante ans à l’étranger. En 2005, je suis définitivement rentré au Mali.
Racontez-nous cette décennie cubaine qui semble paradisiaque ?
Cela devait arriver. Nous étudiions l’espagnol tout en faisant nos études. Comme nous étions doués, nous avons créé l’orchestre en 1965. Nous avions la chanson Pata Pata de Miriam Makeba. J’ai fait les arrangements, mais ça ne m’a pas plu parce que je trouvais que ça faisait trop arrangement d’étudiants. Du coup, nous avons composé une autre chanson, Rendez-vous chez Fatimata. La même année, pour le 5e anniversaire de l’ambassade du Mali, nous avons joué à l’ambassade de Guinée avec l’orchestre en présence de tous les diplomates. C’est comme ça que toutes les ambassades ont commencé à nous inviter, impressionnés par ces Maliens qui jouaient de la musique cubaine et africaine. « C’est un honneur de les avoir pour chaque fête d’indépendance. » Le Congo, la Guinée, le Mali… Nous sommes devenus populaires et nous avons commencé à jouer à la télévision, fait des tournées… Cuba, c’était un paradis. Nous y avons passé dix ans, mais c’est comme si c’était un mois.
Quel est le souvenir marquant que vous gardez de cette époque ?
C’est la rencontre avec les leaders politiques, Fidel Castro et Ernesto Che Guevara. Et surtout quand on allait couper la canne à sucre les dimanches. A Cuba, il faut couper la canne à sucre. On vient chercher les étrangers tous les dimanches pour qu’ils aident la révolution. Pour ce faire, il faut couper la canne afin de faire du sucre pour le pays.
Comment avez-vous vécu ce retour à La Havane pour refaire l’album du groupe, avec vos amis cubains ?
Je me suis dit qu’il fallait réussir. Tes camarades d’école, ceux qui ont commencé avec toi ne sont pas là. C’est un honneur de rendre hommage à ce beau monde et de refaire l’album cinquante ans après. C’est aussi bon pour les nouvelles générations d’artistes de voir qu’il faut pouvoir chanter jusqu’à sa mort comme Miriam Makeba ou encore Manu Dibango qui a joué du saxo toute sa vie. Cela a été possible parce qu’ils avaient un bagage musical. Aujourd’hui, ce n’est que du m’as-tu-vu. Ce n’est pas ça la musique ! Pour nous, c’est une école comme les gens peuvent le découvrir dans ce film et constater qu’à notre âge, nous vivons encore de la musique et de notre art.
Ce qui a nui à l’épanouissement de votre formation musicale, c’est le fait que la culture soit un parent pauvre pour de nombreux dirigeants africains…
Toujours ! Je ne sais pas ce qu’il faut dire. Entre le disque et le film, vous avez tout. C’est un enseignement.
Quelle image gardez-vous de vos compagnons que l’on voit dans le documentaire et qui ne sont plus là ?
Je garde l’image de nos 25 ans quand on démarrait. Les Cubains que l’on voit dans le documentaire, ce sont des gens qui étaient chez eux et qui nous ont aidés à faire nos premiers pas. Ils nous ont tenu la main comme à un enfant à qui on apprend à marcher. C’est pourquoi j’ai tenu à refaire cet album avec eux. Les familles de nos camarades qui sont morts seront avec nous à Bamako, elles verront le film. Il y aura des avant-premières en Côte d’Ivoire, au Mali, au Sénégal, en Guinée, au Burkina Faso… Partout !