Plus d’un demi-siècle après l’accession des Etats africains à la souveraineté nationale, on constate encore que presque partout sur le continent, des rues, des espaces publics, des établissements et autres monuments historiques, continuent de rendre hommage aux anciens esclavagistes ainsi qu’aux oppresseurs coloniaux de triste mémoire, ceci au grand dam des peuples africains eux-mêmes. Faut-il croire qu’ils ont bénéficié jusqu’à maintenant de l’ignorance, de l’indifférence ou de l’oubli de ces peuples, qui donnent l’impression de les avoir finalement intégrés à leur subconscient ?
Pour en savoir plus, votre site a rencontré l’universitaire Dr Aly Gilbert IFFONO, Maître de conférences, ancien ministre, historien de formation. Interview.
Justin MOREL Junior : Que faut-il faire des symboles mémoriels d’un passé esclavagiste ou colonial qui meublent encore l’environnement quotidien des victimes d’hier ?
Dr Aly Gilbert IFFONO : Un passé qu’on ne peut ni ne doit effacer de la mémoire collective, encore moins tenter naïvement de faire disparaître comme s’il n’avait jamais existé; mais qu’on ne peut non plus accepter de continuer à honorer publiquement, comme si de rien n’était.
Justin MOREL Junior : Faut-il alors démolir les vestiges de ce passé, les délocaliser ou les recycler à d’autres finalités ?
Dr Aly Gilbert IFFONO : Telle est à mon avis la problématique de la gestion actuelle par les Etats africains, des représentations mémorielles héritées de l’histoire de la Traite esclavagiste ou des épopées coloniales de l’Occident. L’histoire retient que depuis le siècle passé, l’esclavage et ses corollaires ainsi que la colonisation ont été formellement reconnus comme des anti-valeurs de l’humanité, condamnés comme tels et abolis.
Cependant, il n’est de secret pour personne que ces phénomènes qui avaient lâché du lest sous la pression des philanthropes ou des mouvements de libération, n’ont fait que changer de paradigmes, pour continuer à garder sous contrôle, les richesses de leurs anciennes possessions. Certes qu’il n’existe plus d’esclaveries fonctionnelles ou d’entreprises coloniales à travers le monde; mais pour autant, les peuples noirs, jadis taillables et corvéables à merci, n’ont toujours pas leur place au soleil. Le constat est amer et révoltant.
De nos jours, en lieu et place des symboliques abolitions de l’esclavage et des indépendances pour la plupart formelles de nos Etats, ce sont quotidiennement des scènes de ségrégation raciale, des assassinats, des discriminations de tout genre, ainsi que de nouvelles formes d’exploitation économiques et sociales qui sont servis aux peuples africains ou à leurs diasporas. Et comme si cela ne suffisait pas, des représentations mémorielles des bourreaux d’hier continuent allègrement de magnifier leurs œuvres, tant dans les anciennes métropoles que dans leurs anciennes possessions, à travers des figurations plastiques, des noms de rues ou d’espaces publics.
Justin MOREL Junior : Il serait très facile de poser à ces peuples la question de savoir ce qu’ils font pour endiguer les nouvelles formes de leur relégation au bas de l’échelle des valeurs humaines par l’Occident.
Dr Aly Gilbert IFFONO : Pourtant, ils se battent. Ils se battent sans relâche ; mais comment et avec quelles armes ? Autant de questions qui renvoient à la mythologie du combat de David contre Goliath. Mais, ils n’ont jamais renoncé à cette lutte qu’ils considèrent comme une question de vie ou de mort. Les échecs sont visibles, cela est sans conteste; aussi est sans conteste, leur détermination à y parvenir.
Il est vrai que l’histoire est l’étude du passé ; mais en matière d’esclavage et de fait colonial, ce passé ne passe pas ; il refuse de passer et continue de peser de tout son poids sur le présent, en attendant d’impacter positivement ou négativement le cours de l’histoire. Tout dépendra de la façon dont ce passé sera exploité par chacune des parties prenantes. D’où l’irréversibilité du combat des peuples opprimés contre les forces de leurs oppresseurs; chacun s’ingéniant à redéfinir ou à inventer de nouvelles stratégies devant aboutir à de meilleurs résultats.
Justin MOREL Junior : Cette lutte de résistance pour la survie que mènent les peuples noirs épris de paix et justice, vient de prendre aux Etats-Unis, une tournure spectaculaire…
Dr Aly Gilbert IFFONO : En effet, l’assassinat de l’Africain-Américain George Floyd a déclenché à travers le monde des manifestations populaires, pour non seulement condamner l’ignoble acte, mais aussi pour exiger que justice soit, enfin, rendue. Par l’ampleur et l’unanimité du mouvement, l’Occident est surpris et se trouve le dos au mur. Il n’a pas le choix, sinon que de constater les dégâts. Rattrapé par son passé esclavagiste et colonial, il se trouve pour ainsi dire, convoqué devant le tribunal de l’histoire, pour répondre de ses actes abjects et barbares qu’il n’a cessé de poser depuis des siècles. C’est bien cette justice, qu’il n’a jamais voulu rendre, qui lui est aujourd’hui opposée par la force des faits historiques.
A quelque chose malheur est bon dit-on. Les tragiques évènements de Minneapolis (USA) ont eu un effet de tsunami sans précédent ayant emporté ceux qui les ont provoqués. Conséquence, depuis la mort de George Floyd, un violent mouvement de contestation souffle sur la planète entière, comme pour la débarrasser une fois pour toutes, de toutes les reliques esclavagistes et coloniales qui avaient jusque-là résisté au temps historique.
Dans cette perspective, les monuments historiques à l’effigie des personnalités liées à ce passé de triste mémoire et autres symboles mémoriels, sont les premières visées par les protestataires. Des actes de « vandalisme », de déboulonnage voire de destruction de statues de certaines figures emblématiques de l’histoire esclavagiste et des épopées coloniales, se donnent libre cours sous les regards médusés des Occidentaux qui n’en croient pas leurs yeux.
Ainsi, dans plusieurs États américains, Christophe Colomb, rendu responsable de l’extermination des autochtones amérindiens, par sa découverte de leur continent, est pris pour cible majeure depuis le déclenchement des évènements. « Les statues de l’explorateur sont soit décapitées (à Boston), soit arrachées de leur socle (à Saint-Paul) avant d’être jetées dans un lac (à Richmond) », rapporte un journaliste.
Justin MOREL Junior : L’Europe non plus n’est pas épargnée…
Dr Aly Gilbert IFFONO : Des personnalités historiques sont logées à la même enseigne, c’est-à-dire leurs symboles destinés à la démolition. A Anvers (Belgique), la statue de Léopold II n’a pas échappé à la fureur des contestataires. Elle a été également descendue de son piédestal, puis traînée dans un coin de rue, la corde au cou, symbolisant ainsi le statut d’esclave, qu’il avait jadis décrété pour les Congolais.
Il en fut autant de la statue d’Edward Colston à Bristol (Angleterre), un célèbre traitant négrier de la fin du XVIIe siècle qui, elle aussi a été arrachée de son piédestal, couverte de peinture rouge avant d’être jetée à l’eau.
La sociologie cet irrésistible mouvement planétaire inédit dégage un fait important : « Au-delà des revendications antiracistes affichées, les actes actuels de vandalisme, de déboulonnage et de destruction de statues ont un point commun : évacuer des lieux publics une mémoire historique contestée. Ces actes s’effectuent donc sur fond de remise en question de l’histoire ‘’officielle’’ en opposition à une ‘’autre’’ histoire que la rue revendique d’écrire, ou du moins de mettre en exergue. Loin d’être anodine, cette situation réveille la question de la fabrique de l’histoire, surtout dans des circonstances de représentation en objet mémoriel de certains personnages historiques dans l’espace public. En réactualisant sans cesse la question de qui fait ou écrit l’histoire, la présence de statues mémorielles dans les lieux publics est aux prises avec les événements historiques tels que l’historien les conçoit », écrit un observateur.
Justin MOREL Junior : Ce vaste mouvement de relecture du passé peu glorieux de l’Occident, qui jusque-là avait échappé à l’attention du grand public, ne pouvait pas ne pas trouver un écho favorable sur le continent africain…?
Dr Aly Gilbert IFFONO : Oui, timidement par endroits, l’Afrique avait déjà manifesté contre cet état de fait. En effet, depuis la fin des années 1990, on assiste d’un bout à l’autre du continent, à un regain manifeste d’intérêt pour une redéfinition des paradigmes de la monumentalisation du passé colonial et des processus mémoriels qui en découlent.
Ce furent les cas en République de Congo autour du monument dédié à Savorgnan de Brazza construit à des milliards de F CFA ; en Afrique du Sud où les étudiants exigent depuis 2015, le déboulonnage de la statue de Cecil Rhodes, érigée depuis longtemps dans la cour de l’Université du Cap ; au Sénégal où des citoyens ont souvent réclamé de débaptiser certains espaces publics qui portent encore des noms d’anciens colons français qui se sont illustrés dans les massacres de populations africaines ; plus récemment au Cameroun, où un activiste a été condamné à six mois d’emprisonnement assorti d’une amende de 2 millions de F CFA, pour destruction de patrimoine public (entendez, la statue d’un administrateur colonial anglais).
Cette révolution culturelle timide au départ va connaître en Afrique un regain de vitalité avec l’assassinat à Minneapolis, de George Floyd. De partout des voix se sont élevées pour réclamer unanimement l’apurement systématique de l’histoire africaine par la mise hors de vue de tout ce qui porte la marque du passé esclavagiste ou colonial, encore présent dans les espaces publics. Ce n’est que justice rendue même si l’Occident feint d’ignorer la réalité, en présentant le puissant mouvement en cours comme un vandalisme aveugle, revanchard et insensé. Pour les peuples épris de paix et de justice, il fallait le faire. Peu importe l’appréciation qui en sera donnée.
Si on en réfère à la Loi Taubira votée par le Parlement français le 21 mars 2001 criminalisant la Traite négrière ainsi qu’au discours du Président MACRON du 16 février 2017 à Alger, logeant à la même enseigne la colonisation, les Africains ne peuvent pas ne pas exiger aujourd’hui, la réappropriation mémorielle de leurs espaces publics urbains. Car on ne peut pas dénoncer un partenariat et continuer à pavoiser les rues avec ses symboles.
Si l’Occident est convaincu d’avoir définitivement aboli l’esclavage et ses corollaires, et accordé ou accepté l’indépendance vraie aux anciennes colonies, il n’y a pas de raison que ces dernières n’entreprennent pas de nettoyer toutes les trames de leur histoire, à l’aune de leur dignité et de leur souveraineté.
Justin MOREL Junior : La question qui mériterait d’être posée est de savoir, pourquoi c’est maintenant et de cette façon endémique et virulente ? Mais alors, quelle place occupe notre pays, la Guinée, dans ce qui passe aujourd’hui, pour une véritable révolution culturelle à travers le monde en général et en Afrique en particulier ?
Dr Aly Gilbert IFFONO : En tout état de cause, il n’est jamais tard de bien faire, dit-on. Si la question mérite d’être posée, il faut cependant noter que la République de Guinée, à l’instar de certains Etats africains, n’a pas attendu les derniers événements procédant de l’assassinat de George Floyd aux USA, pour récupérer ses espaces mémoriels. Elle a compris très tôt que l’indépendance nationale ne signifiait pas simplement, le départ du colon du territoire national. Mais qu’il restait encore fort à faire : décoloniser non seulement les mentalités, pour les mettre au service du développement du jeune Etat, mais également, identifier et répertorier tous les supports des idéologies qui firent la promotion de l’exploitation de l’homme par l’homme, en vue de s’en défaire.
De ce travail subtil, le plus facile à faire fut: le déboulonnage des statues et autres représentations imagées de tous les éléments évocateurs du passé esclavagiste et colonial de l’Occident, ainsi que la réappropriation de tous les lieux de mémoire.
Justin MOREL Junior : Au titre des statues et monuments concernés figurent :
Dr Aly Gilbert IFFONO : – La statue du Dr Noël Ballay, premier gouverneur de la Guinée française (891-1900), implantée en face du Palais des gouverneurs.
– La statue du Gouverneur George Poiret fixée au rond-point du Port.
– La statue du Dr Victor Le Moalle, fondateur de l’Institut Pastoria de Kindia, dans le jardin de convalescence de l’Hôpital Ballay.
– La case d’Olivier de Sanderval toujours en place, mais intégrée au Musée national.
– Le Bas-relief de Monseigneur Lerouge, premier évêque de Guinée, décorant la cour de la Cathédrale Sainte Marie.
– La Marianne française
– La plaque marquant le Km zéro du voyage Boké-Tombouctou de René Caillié en 1827, conservée au Musée de Boké.
Justin MOREL Junior : Quant aux espaces débaptisés, ce sont :
Dr Aly Gilbert IFFONO : – Le Camp Mangin, devenu Camp Samory à Conakry
– Le Camp Bossuet rebaptisé Camp Alpha Yaya à Conakry
– Hôpital Ballay devenu Hôpital Ignace Deen
– L’Ecole primaire supérieure Georges Poiret à Conakry, etc.
De nombreux quartiers et autres lieux de mémoire continuent encore de porter des noms tirés du patrimoine esclavagiste ou colonial : Sandervalia, Coronthie, Boulbinet dans la Commune de Kaloum, Constantin dans la Commune de Matam à Conakry, etc., auxquels il faut ajouter la Rue Seine et Urbaine et la Rue du commerce à Kaloum, qui n’ont toujours pas été rebaptisées. Quant à La Paternelle, l’immeuble a conservé son nom jusqu’à une fraîche date, avant de tomber en ruines.
Justin MOREL Junior : Après cette campagne de récupération des espaces publics, qu’a-t-on fait pour matérialiser leur réappropriation par la Guinée du point de vue lieux de mémoire ?
Dr Aly Gilbert IFFONO : Il faut noter avec regret que cette campagne de réappropriation de nos espaces mémoriels, fut dans l’ensemble une symphonie inachevée. Si les statues déboulonnées sont conservées dans nos musées, les espaces récupérés quant à eux sont encore, pour la plupart vides.
Par exemple, à la place de la statue du Gouverneur Noël Ballay en face de l’actuelle présidence de la République, il n’y a absolument rien! Au rond-point du port où se trouvait la statue du Gouverneur Georges Poiret, c’est une fontaine qui y a été implantée. L’espace Victor Le Moalle (ancien jardin de convalescence de l’Hôpital Ballay) resté longtemps vide, est aujourd’hui occupé par un superbe hôtel, « Le Moon ».
Dans toute la ville de Conakry, les grands carrefours sont déplorablement vides de monuments historiques, en dehors de celui de Moussoudougou où récemment, feue Rouguy Barry, alors Maire de Matam, a fait ériger une superbe statue du héros national Almamy Samory Touré et le carrefour de Belle-vue, décoré par un énorme éléphant (symbole du PDG), érigé sous la gouvernance du Premier ministre Lansana Kouyaté.
Pourtant la Guinée ne manque pas de repères historiques dignes d’occuper ces nombreux espaces libérés tant à Conakry qu’à l’intérieur du pays. Tout se passe comme si les Guinéens avaient perdu la culture des lieux de mémoire. Que d’espaces libres à travers le pays ! Que de noms de personnages, d’évènements et de dates historiques susceptibles d’en être les éponymes, meublent notre histoire nationale !
Si, après avoir déboulonné les reliques de l’histoire esclavagiste et coloniale, débaptisé les monuments et autres sites d’intérêt public, nous ne sommes pas capables de réoccuper les espaces libérés par des symboles de notre riche patrimoine historique, nous donnons implicitement raison à l’Occident, qui considère le présent mouvement de contestation en cours à travers le monde, comme un vandalisme haineux et insensé. Car on ne remplace pas l’histoire par le vide.
Justin MOREL Junior : Par ailleurs, l’autre question qui se pose est celle de savoir à quel usage pourrait-on destiner les statues et autres reliques arrachées des espaces publics dans la dynamique de la réappropriation de nos lieux de mémoire ?
Dr Aly Gilbert IFFONO : Il y a lieu de se féliciter que La Guinée ne se soit pas comportée en vandale aux lendemains de son accession à l’indépendance, malgré l’enthousiasme délirant et bien justifié qui s’était emparé de ses populations. Comme on a pu le constater, tous les symboles d’inspiration esclavagiste et coloniale sortis de nos espaces publics, n’ont pas été détruits encore moins jetés à la mer, comme c’est le cas aujourd’hui par endroits à travers le monde. Restées longtemps entreposées dans la cour de l’ex IFAN (à l’arrière de la RTG Boulbinet), ces reliques ont été transférées au Musée national, où elles sont soigneusement disposées pour servir d’éléments matériels d’explication de la face hideuse de notre histoire.
Là, élèves, étudiants et autres visiteurs ont l’opportunité d’apprendre, images à l’appui, quand, comment, et par qui, notre pays est entré en contact non souhaité avec l’Occident. Partant, il n’y avait donc aucune raison de détruire ces autres témoignages matériels de notre passé, quel qu’il fut. Autant dire que démolir pour le plaisir de démolir n’aurait pas de sens. Aujourd’hui plus qu’hier, l’essentiel pour la Guinée, c’est de parvenir à transmettre aux jeunes générations la connaissance, la passion et la fierté de leur passé. A cet effet, le Musée national demeure une structure incontournable sous réserve de lui créer les conditions requises pour la collecte, la conservation et la transmission du message historique.
Propos recueillis par Justin MOREL Junior pour JMI
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NB . Toutes ces statues déboulonnées au lendemain de l’indépendance nationale se trouvent aujourd’hui dans la cour du Musée national, bâti à l’emplacement investi par un aventurier français, Olivier de Sanderval, qui y a laissé comme vestige, sa case-résidence.
Georges Poiret, ancien gouverneur Guinée Française (1916-1926)
Bas-relief statue Georges Poiret, ancien gouverneur Guinée Française (1916-1926)
Dr Noël Ballay, premier gouverneur de la Guinée française (1891-1900)
Bas-relief Dr Noël Ballay, premier gouverneur de la Guinée française
Bas-relief Dr Noël Ballay, premier gouverneur de la Guinée française