L’ universitaire guinéen Alpha Barry a consacré une étude entière sur le style discursif de l’ancien président Ahmed Sékou Touré. Instructif. Extraits.
Les configurations discursives¨: Trois configuration discursives caractérisent la parole politique de Sékou TOURE : les circuits de reproduction discursive, les bouclages énonciatifs et la tonalité de la voix.
Au cours de la “parenthétisation” ou de l’enchaînement de plusieurs paroles de sources énonciatives différentes, la répétition des énonciations dans chaque discours est un maillon d’une chaîne infiniment reculée qui participe à la production et à la reproduction discursives. Ainsi tout discours est à la fois le résultat de la reproduction d’un autre discours et le début d’un fil conducteur dans l’éternel recommencement de paroles qui sombrent dans une infinité de redites. Dans ce processus de production / reproduction, relater ce n’est simplement reprendre une parole antérieure, mais c’est un procédé de mise en place d’un argumentaire. En effet, toutes les paroles relatées sont soit évaluées ou discutées, soit qu’elles constituent pour l’orateur un argument d’autorité. Dans le premier cas, on parlera de polyphonie discordante et dans le second de polyphonie concordante. Polyphonie concordante ou discordante, toutes les formes de discours relaté s’inscrivent dans le cadre plus étendu de stratégie visant à assurer la représentation d’une parole totalitaire.
L’exploitation politique du discours relaté se résume dans l’idée que toute hétérogénéité énonciative vise à assurer le monolithisme politique, comme si chez Sékou TOURE, toute répétition d’une énonciation antérieure n’avait pour seul objectif que de noyer les consciences individuelles dans une conscience collective : la révolution.
Une autre configuration discursive de la parole politique de Sékou TOURE est celle que nous appelons énonciation de répétitions. Elle consiste à transformer le discours en vaste «chambre à écho», comme si parallélisme des constructions et stéréotypie discursive n’étaient que des formes de “sloganisation”. Concaténations syntagmatiques ou redondances renforcées, toutes ces formes de constructions qui confèrent rythme et cadence au discours de Sékou TOURE participent en même temps à sa mémorisation par les auditeurs.
Les bouclages énonciatifs, en tant que constructions circulaires du discours servent à enfermer l’esprit de l’auditeur dans un raisonnement de type dialectique. Noyés dans un discours redondant et rabâcheur, les auditeurs se voient influencés dans leur individu profond par la pensée et la parole de l’orateur.
Par ailleurs, les contraires, le parallélisme des constructions, les paronymes, les énoncés-manèges, tout ceux-ci participent dans un jeu de sonorités à la mise en place d’une moirure discursive de fond. Ce moirage discursif est un élément fondamental qui a apporté au discours de Sékou TOURE une grande réceptivité chez les masses populaires.
En construisant des paroles incantatoires qui donnent au discours une allure poétique, Sékou TOURE captait ainsi l’attention de ses auditeurs. Ce regain de sonorités avait pour effet de mettre en tension l’auditoire de façon à déclencher enthousiasme et acclamation. C’est en jouant ainsi sur les émotions des individus que l’orateur convertissait ses auditeurs en un matériau collectif et uniforme : l’homme-peuple. Dans cette situation, tout se présente comme si Sékou TOURE jouait toujours sur les mêmes touches pour obtenir le même résultat. Dans ces conditions, il suffisait à l’orateur de peu de mots pour produire un discours à force de combiner, permuter et arranger ces derniers. C’est ce qui explique l’existence dans le discours de cet homme politique de grands réseaux d’attirances de ces unités lexicales. Celles-ci s’organisent, en effet, dans des groupements associatifs ou micro-univers du discours. Ces micro-univers du discours semblent s’être constitués au fil des années en groupes mémoriels ou mémoire discursive. L’existence de cette mémoire discursive permettait à Sékou TOURE d’énoncer son discours en faisant simplement appel à sa mémoire plutôt qu’à sa pensée.
La troisième configuration discursive résulte de l’analyse expérimentale qui a pour objet l’étude de la voix. Évoquant les talents oratoires de Sékou Touré, Gigon (1959 : 9) écrit «quand Sékou Touré parle, il joue sur les même touches et obtient le même résultat positif (…) Ses phrases prouvent combien Sékou Touré est d’abord et avant tout un orateur. Il manie avec une aisance éblouissante les mots et souvent se laisse entraîner par eux»[1]. Et si l’on s’en tient aux dires de Siradiou Diallo (1984 : 22), on peut remarquer que «Trois armes ont permis à Sékou Touré de régner en maître absolu sur la Guinée pendant vingt-six ans : le verbe, la pénurie des biens de première nécessité et le complot permanent. Grand maître de la parole, (…) il savait tenir en haleine un auditoire de milliers de personnes pendant cinq, voire dix heures d’affilée. Sans se laisser et sans lasser le public. Plus d’une fois, son redoutable talent oratoire, servi par un aplomb extraordinaire, lui a permis de sauver des situations bien compromises»[2].
De Sékou Touré, on peut dire que c’est la voix qui transforme les mots en chair et en muscles. Cette voix transcendait la réalité, ses potentialités hors du commun conféraient au paysage sonore de son discours la configuration d’un relief montagneux. Elle se modélise en double blindage discursif. En effet, parole et voix s’ordonnent en premier et second plan. L’accumulation dans la construction de formules stéréotypées place le verbal au second plan et le vocal au premier. Le verbal est une manière inerte que l’énergie de la voix met en branle et transforme en force motrice. C’est ainsi que l’amplitude de la voix de l’orateur dépassait largement les murs de la cité pour se répandre dans la nature et dans la nuit des temps.
Dans un rythme de type binaire – chaud / froid – l’orateur met en condition ses auditeurs avec différents degrés de l’intensité oratoire. En amorçant son discours, on peut constater que Sékou TOURE parle dans un ton grave, progressivement la tension monte pour atteindre des sonorités agressives. Cette situation de terreur enveloppante crée de l’effervescence dans les rangs des auditeurs qui sont secoués dans leur être. C’est avec une démonstration de force vocale que cet homme politique soulevait les masses populaires dans un apparat de fusion des énergies et de soumission à la volonté collective. Par crainte ou par conformité, tout le peuple était agité par des sentiments patriotiques à la suite de l’audition d’un discours qui court-circuite la raison ; c’est ainsi que la conscience individuelle cède devant la poussée de l’illusion.
La mise en scène de la voix par laquelle le vocal passe au premier plan du discours permettait à Sékou TOURE de jouer conjointement au chef de guerre hors de lui et au père de famille câlin. C’est à ce niveau que l’homme politique s’est inspiré du discours religieux. En effet, la mécanique fondamentale du discours religieux repose sur une alternance entre la mise en tension de l’auditeur par l’imam qui crie dans le but de dénoncer des comportements immoraux et qui tempère sa voix pour prodiguer des conseils. En adressant aux auditeurs un discours qui évoque des sentiments d’amour et de haine, de vengeance ou de culpabilité, l’homme politique, tout comme l’homme religieux n’éveille pas l’intelligence, mais fait mouvoir la passion et les croyances. Lorsque l’orateur met en éveil la mémoire des auditeurs, ces derniers perçoivent moins la réalité objective dans ses changements, mais le discours dans ses multiples répétitions.
Par Alpha BARRY stagiaire post-doctoral au GRADIP, Chaire du Canada en Mondialisation, Citoyenneté et Démocratie
1] Ferdinand Gigon “Guinée-État pilote”, in Tribune libre, n° 51, Paris, Plon.
[2] Lewin (André), Andriamirado (Sennen), Diallo Siradiou (1985) Sékou Touré et la Guinée après Sékou Touré, Paris, Jeune Afrique, no 8, Collection Plus.
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