(Par le Professeur Ndolamb Ngokwey, PhD, M.P.H., Ancien Secrétaire Général Assistant des Nations Unies)

En ce début d’année 2017, de nombreuses publications constatent ou prédisent la fin de l’Occident, sa chute ou son déclin. Ces publications s’inscrivent, bien entendu, dans une longue tradition, pessimiste ou réaliste (c’est selon) de  » déclinisme  » de l ’Occident. Dans certains milieux africains et congolais, on s’en réjouit et on s’en sert soit pour fustiger ces donneurs de leçons de l’Occident moribond qui ignorent leurs propres problèmes et rongent notre souveraineté, sous prétexte d’ingérence humanitaire, soit pour justifier une réorientation vers des puissances émergentes d’Asie, notamment la Chine. La question que l’on ne se pose pas et qui, à mon avis, est essentielle, est celle des raisons de cette décadence, selon les occidentaux eux-mêmes, et des leçons que nous pourrions, ou devrions, en tirer, nous qui sommes particulièrement dépendants de l’Occident. L’Occident nous entrainera-t-il dans sa chute ? Présentons-nous déjà quelques symptômes de sa décadence ? Examinons, donc, pour commencer, quelques-unes de ces publications.

LA DECADENCE DE L’OCCIDENT (MICHEL ONFRAY)
Décadence de Michel Onfray, a été publiée à la mi- Janvier 2017. Philosophe français, Michel Onfray est un brillant intellectuel, prolifique (plus d’une centaine de livres et plusieurs centaines d’articles), athée (et qui revendique son athéisme), certains diront même anti-chrétien (il doute de l’existence historique de Jésus). Cet intellectuel très médiatique et très médiatisé a été accusé d’être un défenseur de Daesh, surtout après son tweet le soir des attentats du 13 Novembre 2015 à Paris ( » nous récoltons nationalement ce que nous avons semé internationalement « ) Le sous-titre de Décadence, un pavé de plus de 600 pages, annonce déjà les couleurs : De Jésus à Ben Laden. Vie et mort de l’Occident. La thèse d’Onfray est que, après plus de 2000 ans, la civilisation judéo-chrétienne est arrivée à sa fin, comme d’autres civilisations avant elle (les civilisations égyptienne, grecque, romaine, etc.). La baisse du taux de fécondité en Occident, le consumérisme dominant, le terrorisme, la résurgence de l’Islam sont convoqués pour justifier la thèse. Selon son approche, qualifiée de  » nouveau matérialisme historique et dialectique « , l’effondrement de l’Occident est la résultante des errements, des erreurs, et des abus du christianisme et de la résurgence de l’Islam. Cet islam qui  » est fort, lui, d’une armée planétaire faite d’innombrables croyants prêts à mourir pour leur religion, pour Dieu, et son prophète « . Contrairement aux Occidentaux qui ne peuvent effectivement pas mourir pour les objets/idoles de leur consumérisme (un iphone, par exemple). Il affirme catégoriquement :  » Le Dieu du Vatican est mort sous les coups du Dieu de la Mecque « . Onfray dresse aussi un réquisitoire très sévère contre cet Occident dont le libéralisme  » est un facteur d’enrichissement des riches et (…) d’appauvrissement des pauvres « .

LA FIN DE L’ATLANTIQUE DU NORD (JEFFREY SACHS).
En Janvier 2017, Jeffrey Sachs a publié un long article dans le Boston Globe, The shifting global landscape (le paysage mondial changeant). Jeffrey Sachs, américain, est un des plus brillants intellectuels de sa génération en matière d’économie du développement et de lutte contre la pauvreté. J’ai été impressionné par sa vivacité d’esprit et sa simplicité lors de deux rencontres au Mozambique autour d’un projet que nos deux organisations pilotaient conjointement. Il est pour le moment professeur ordinaire à la célèbre université new-yorkaise de Columbia, après plusieurs années comme professeur à Harvard. Jeffrey Sachs soutient dans cet article que la domination de l’Atlantique du Nord (c’est-à- dire l’Europe Occidentale, les États Unis et le Canada) est une phase de l’histoire qui est arrivée à sa fin. Cette phase qui, selon lui, a débuté avec Christophe Colomb, la machine à vapeur de Watt et qui a continué avec l’Empire Britannique et la suprématie de l’Amérique est terminée avec l’émergence de l’Asie. Une analyse économique et démographique appuie son argumentation. Par exemple, en 1992, les États Unis produisaient 20 pourcent de l’output économique mondial, et la Chine seulement 5 pourcent. En 2016, les États Unis ne comptent plus que pour 16 pourcent, et la Chine en est à 18 pourcent ! Le rattrapage du Japon, des Tigres asiatiques, et de la Chine est incontestable. Sachs n’en conclut pas que la suprématie de l’Atlantique du Nord va être remplacée par le siècle de la Chine, de l’Inde ou de n’importe quelle autre puissance émergente. Il soutient plutôt que nous allons vers le siècle du Monde. Un siècle fait de plus de coopération entre pays souverains pour faire face ensemble aux défis globaux de l’environnement, de la santé, de la pauvreté, etc. Un message clair au nouveau locataire de la Maison Blanche qui semble s’orienter vers le protectionnisme et le retrait du multilatéralisme.

LA FIN DE L’OCCIDENT EN 2020 (PETER TURCHIN).
Nous venons de voir le point de vue d’un philosophe (Michel Onfray), et d’un économiste (Jeffrey Sachs) sur la fin de l’Occident. Voyons maintenant ce qu’en dit un mathématicien. Il s’agit de Peter Turchin, un mathématicien américain dont les parents sont des immigrés russes. En vérité, Peter Turchin n’est pas que mathématicien. Il enseigne dans différents départements de l’Université de Connecticut : Écologie, Biologie, Anthropologie, Mathématiques. Il est un des fondateurs de la Cliodynamique, cette approche transdisciplinaire, qui utilise les mathématiques pour étudier l’évolution des sociétés. Il a formulé des équations mathématiques pour expliquer le déclin des empires et des sociétés (la Rome antique, l’Egypte, la Mésopotamie, l’Angleterre Médiévale, la Révolution russe, le Printemps arabe, etc.). Sur la base d’une étude historique, mathématique et démographique rigoureuse, il a prédit dans un article publié en 2010 la fin de l’Occident, notamment des États-Unis, dans les années 2020.
Son dernier livre, Ages of Discord, (Les Âges de la discorde) publié en fin d’année dernière (2016), applique une analyse  » structuro- démographique  » aux États Unis. Sa thèse principale qui est le fondement de la cliodynamique et qu’il a exposée et développée dans de nombreux livres et articles scientifiques et populaires, est que les civilisations et sociétés meurent, et qu’en utilisant les mathématiques, on peut arriver à discerner les paramètres du déclin, dans des cycles d’une cinquantaine d’années. Les inégalités des richesses et revenus, les dysfonctionnements dans la gouvernance politique et économique (par exemple l’explosion de la dette publique), et la fragmentation des partis politiques, sont parmi les paramètres explicatifs
En ce qui concerne les inégalités, il affirme qu’il y a une relation inversement proportionnelle entre l’inégalité dans une société et le bien-être de la majorité de la population ainsi que la coopération ou la cohésion de la société. La contribution négative des inégalités dans la société est reconnue par la plupart des économistes. Même Lagarde a reconnu en début d’année à Davos que le FMI a été lent à apprécier l’impact négatif des inégalités sur le développement. Dans ses analyses historiques, appliquées aux USA, Turchin épingle aussi la
surproduction des élites, illustrée notamment par le nombre grandissant des diplômes en droit et en management qui ne trouvent pas de débouchés professionnels aux USA. Il pense que cette surproduction des élites, en compétition pour un nombre des postes de plus en plus réduits, couplée à la division des partis en tendances de plus en plus en plus conservatrices et radicales, aboutira à des turbulences politiques et sociales destructrices, ou tous les coups ( y compris les plus bas) sont permis. Ce cycle de violence peut aboutir à l’effondrement de l’État, à la révolution, à des guerres civiles, ou à tout cela à la fois », écrit- il dans son blog en Janvier. Mais quelle est la pertinence de ces analyses pour nous, pour notre contexte congolais actuel ?

LA PERTINENCE DE CES ANALYSES POUR NOUS

Le consumérisme
Nous allons juste examiner quelques éléments de ces analyses. Prenons le consumérisme que Michel Onfray analyse dans sa Décadence de l’Occident. Qu’en est-il du consumérisme en République Démocratique du Congo (RDC, dans la suite) ? Le consumérisme est bel et bien là et en croissance continue et rapide. Il suffit de penser à la consommation ostentatoire de nos élites politiques, avec leurs véhicules rutilants aux vitres teintées, leurs villas cossues, ou leurs immeubles pimpants neufs. Il suffit de penser à nos élites musicales, à la rivalité entre nos élites musicales déclinée sur base de leurs biens (notamment des voitures, maisons, et vêtements griffés). Et que dire de l’ostentation indécente des cérémonies funéraires ? Et que dire des sapeurs, musiciens ou non ? La fascination que l’Occident exerce sur les jeunes congolais (et pas seulement ceux de Ndjili), procède non seulement du désir légitime d’améliorer leurs conditions de vie, mais aussi de la volonté de profiter des  » bilengi ya mikili « , de Miguel, de poto (les plaisirs de l’Occident), et d’afficher les apparences des  » bana poto « . C’est, après tout, l’image ou le mythe que ceux qui y sont déjà véhiculent.
Le consumérisme se manifeste aussi dans l’habillement des jeunes qui sont soi-disant ’fashion’, surtout des filles, influencées par les modes des stars étrangères disséminées par les telenovelas brésiliennes ou mexicaines, et les téléréalités américaines ou françaises. Pensez aux nombreuses boutiques de Kinshasa et de Lubumbashi. Même l’expansion du commerce de la friperie répond, pour certains, au consumérisme, en ceci que les tenues à la mode sont recherchées dans les friperies. Pensez à la popularité des mèches, qu’elles soient brésiliennes (kabelo), indiennes (Rémy), chinoises, naturelles ou artificielles, popularité qui fait que peu de femmes congolaises portent, de nos jours, des cheveux naturels ou les tressent à l’ancienne mode. Une autre manifestation de consumérisme effréné est la possession de téléphones portables (plutôt deux ou trois qu’un), et de préférence les smartphones de dernier cri. Cette tendance ne se limite pas aux élites ; elle touche aussi la population en général et en particulier les jeunes. Par ailleurs, est-ce par hasard que l’industrie brassicole est, au Congo, une des plus florissantes, et que s’ouvrent chaque jour de nouvelles terrasses de vente et consommation des boissons ? Est- ce par hasard que nos voisins nous perçoivent comme des adeptes du  » BMW  » (Beer, music, women, c’est à dire, bière, musique, et femmes) ? Les tshitantistes et bana Lunda ( » diamantaires « ) tout comme les Bana poto (la diaspora congolaise en Occident) sont connus pour leurs dépenses somptuaires qui font partie intrinsèque de leur identité. Même la prolifération des églises, notamment de réveil, est symptomatique de consumérisme sur le plan religieux.

Cette culture de la jouissance matérielle, de la consommation, de l’ostentation pour faire étalage de son statut, dans un contexte de paupérisation croissante, est régulièrement dénoncée aussi bien par les politiques (c’est un des fameux dix fléaux de Mobutu) que par les religieux dans de nombreuses lettres pastorales, de même que par la société civile et les citoyens ordinaires. Cette frénésie consumériste et son exhibition ne sont pas sans conséquence. Elles conduisent à la corruption, aux détournements des biens publics, au  » coulage des recettes « , au phénomène des  » kulunas  » à col blanc, et à la prostitution.

LES INEGALITES
Pour ce qui est des inégalités épinglées dans l’analyse de Turchin, elles sont aussi réelles en RDC, comme le confirment aisément des études scientifiques nationales ou internationales, comme le déplorent les élites politiques de tous bords et les élites religieuses de toutes les confessions, comme le constatent et s’en lamentent quotidiennement la plupart des congolais. La Banque Africaine de Développement (BAD), la Banque Mondiale, le Fond Monétaire international (FMI), l’UNICEF ont des publications sur le sujet. Relevons en particulier une étude récente du PNUD en RDC : Inégalités politiques, socio-économiques et édification de la Nation/ État en République démocratique du Congo (2015). Rédigée par des sommités intellectuelles congolaises, notamment Bongoy Mpekesa, Kankwenda Mbaya, et Mukoka Nsenda, pour ne citer que ces trois, cette étude est exemplaire par sa méthodologie rigoureuse, ses descriptions précises, ses analyses profondes, et ses recommandations pratiques. L’étude décrit et analyse l’accès inégal aux ressources et au pouvoir, ainsi que la dynamique de production et de reproduction de ces inégalités. Les auteurs explorent les inégalités dans l’accès aux fonctions politiques ou aux fonctions dans les services publics, les inégalités d’accès à la protection et à la sécurité publique, les inégalités d’accès à la justice, l’exclusion des peuples autochtones Batwa. Les inégalités de revenus et de patrimoines sont, elles aussi, scrutées méthodiquement, de même que les inégalités dans l’accès à l’éducation, à la santé, à l’eau et à l’électricité, etc. Toutes ces inégalités sont également examinées géographiquement, par provinces.
Une des contributions les plus importantes de cet ouvrage est de montrer et démontrer que ces inégalités, leur aggravation, et leur  » institutionnalisation » menacent la cohésion nationale et l’édification de la nation et de l’État, comme l’indique clairement le titre. Les pistes d’action présentées constituent une autre contribution importante du livre.
La thématique de l’inégalité sociale au Congo avait été abordée il y a trente trois ans déjà par un jeune professeur de l’Université de Lubumbashi, dans une publication intitulée  » Le FMI et la situation sociale au Zaïre » (1984), avec le sous- titre provocateur  » Basusu na bisengo, basusu na mawa », emprunté à une chanson en vogue de Franco Luambo. Relevons, au passage, le courage intellectuel et politique de ce jeune collègue qui a osé une telle analyse sous le régime Mobutu. Son nom ? Matthieu Kalele Ka- Bila.
La question de l’inégalité en général et dans la justice en particulier est un thème récurrent des messages de la Conférence Episcopale du Congo qui dénonce régulièrement la paupérisation ( » clochardisation « ) de la population, l’accès inégal à la justice, la corruption et l’impunité qui gangrènent ce secteur en particulier. Le message de 2009 est très précis a ce sujet, comme le proclame son titre : La justice grandit une nation. La restauration de la nation par la lutte contre la corruption.
L’accroissement des inégalités est dû notamment à l’enrichissement de la minorité prédatrice et à l’appauvrissement de la majorité de la population. Cet appauvrissement est lié à la situation économique du pays, et à une de ses conséquences, le chômage massif (pratiquement la moitié de la population active, soit un congolais actif sur deux). Le contraste entre l’opulence arrogante des uns et la misère des autres est manifeste dans les habitudes de consommation : certains mangent de la viande de bœuf fraîche, les autres des produits surgelés – prétendument  » vivres frais « -, notamment les croupions des dindons, quand il leur arrive de manger ; certains mangent dans des restaurants ou un repas coûte facilement 50 dollars, d’autres doivent se contenter des malewas, ces gargotes de rue aux prix abordables (un demi-dollar par repas). Le contraste est tout aussi évident dans l’occupation de l’espace.
La ville de Kinshasa exhibe, en effet, cette accentuation des inégalités. Il y a un contraste saisissant entre les villas luxueuses des quartiers chics (Gombe, Joli Parc, Ma Campagne, par exemple) et les maisons modestes des quartiers précaires (Sanga Mamba,). Le plus choquant est que les quartiers pauvres et riches sont parfois voisins dans une même commune. Par exemple, la commune de Limete, où résident d’ailleurs deux anciens premiers ministres, comprend aussi Kingabwa Village, un quartier moins nanti. Il en est de même de la Commune de Lemba, historiquement commune des cadres/intellectuels, qui comprend le quartier Koweit. Même les nouvelles cités ( Kin Oasis, Cité du Fleuve, par exemple) qui fleurissent à Kinshasa comme des quartiers fermés ( gated communities) avec leurs villas coquettes, leurs immeubles à étages, et leurs infrastructures sociales ( terrain de sports, piscines, magnifiques jardins) sont implantées à côté des vieux quartiers aux infrastructures délabrées, routes défoncées, canaux d’évacuation d’eau bouches, etc. Bref, l’inégalité est inscrite dans la géographie urbaine, à portée des regards de tous.

SURPRODUCTION DES ELITES ET COMPETITION INTRA-ELITES
Turchin parle de la surproduction des élites quand le pays forme plus de cadres qu’il ne peut en absorber ; ce qui conduit à une compétition entre ces élites avec des conséquences négatives sur la cohésion sociale, car tous les coups deviennent permis, tolérés, voire encouragés. Il cite des exemples remontant à l’empire romain. Familier, n’est ce pas ? En effet, en RDC, un nombre croissant de personnes formées entre en compétition pour un nombre limite ou décroissant des postes. Ce qui conduit au chômage, en particulier des jeunes. Certains d’entre eux sont encore à la recherche de leur premier emploi, cinq années après la fin de leurs études. Il arrive qu’ils se résignent,  » en attendant « , à se lancer dans les petits boulots de l’informel. Plus personne ne s’étonne de voir un ingénieur en informatique ou un diplôme en sciences commerciales être un vendeur de cartes téléphoniques ou un changeur de monnaie sur des petits étalages de fortune au bord des rues. Pas étonnant non plus de voir un conducteur de taxi- moto (les fameux wewa) qui est titulaire d’un diplôme universitaire en droit ou en sciences sociales. Même si cet esprit d’entrepreneuriat est louable, comment s’empêcher de penser que consacrer cinq années d’études universitaires pour ces métiers est un gâchis.
Le phénomène de la surproduction des élites est aggravé en RDC par le système gérontocratique qui caractérise le secteur public, encore que le privé n’en soit pas complètement épargne. En effet, les fonctionnaires ne vont pas à la retraite, même quand ils dépassent l’âge de la retraite. Cela les priverait de leur unique source de revenu, étant donné qu’il est pratiquement impossible de vivre de sa retraite (généralement très modique, quand il arrive qu’elle soit payée), et qu’il est impossible pour la plupart de fonctionnaires d’avoir une épargne quelconque, dans les conditions salariales actuelles du pays. Conséquence : les anciens ne libèrent pas leurs postes pour les jeunes.

La compétition entre les élites politiques aboutit à la multiplication des partis (plus de quatre cent cinquante reconnus officiellement), à l’implosion des plateformes politiques, au dédoublement des partis, à la radicalisation de certains partis ou courants partiaires. La multiplication des partis politiques s’explique moins par les divergences politiques ou idéologiques que par les ambitions personnelles de leurs fondateurs ou  » autorités morales  » et l’instrumentalisation de ces partis dits  » alimentaires  » comme sources de revenus. Ici aussi, la gérontocratie politique qui aboutit à une espèce d’aristo-bourgeoisie politique ne favorise pas l’émergence d’une nouvelle classe politique. Certains hommes politiques occupent successivement différentes positions depuis l’indépendance du pays, il y a plus de cinquante-cinq ans. D’où les frustrations clairement articulées par les jeunes des partis politiques.

Les péripéties rythmant les épisodes du dialogue national congolais en 2016 et 2017, à la Cité de l’Union Africaine ou à la CENCO, s’expliquent, en bonne partie aussi, par la compétition des élites pour la  » course au pouvoir « , le partage du gâteau. Tous les congolais en sont conscients, le disent et le déplorent. Les participants au dialogue le reconnaissent, eux qui s’accusent mutuellement de privilégier leurs intérêts personnels au détriment de ceux du peuple qu’ils prétendent tous représenter et au nom duquel ils prétendent tous parler. Ici aussi, tous les coups sont permis, y compris les malédictions des grand-mères !

Mauvaise gouvernance et violences politiques.

La problématique de la mauvaise gouvernance politique et économique en RDC est bien connue de tous les congolais, qu’ils en soient les acteurs et bénéficiaires (une minorité) ou qu’ils en soient les victimes (la majorité). Les politiciens de tous bords et à tous les niveaux en parlent avec une lucidité plutôt surprenante. C’est le cas du Président Mobutu avec ses dix fléaux ou son exhortation  » à voler intelligemment  » ; c’est le cas du Président Kabila avec les  » portes grandement ouvertes des prisons », sa critique de l’affairisme au sein de l’armée et de la police, et son engagement à (je cite)  » lutter contre l’impunité et l’immoralité qui (…) sont

Fortement ancrées dans le système politique congolais « . C’est le cas des opposants qui dénoncent la mauvaise gouvernance dans leurs discours d’opposants, tant qu’ils sont dans l’opposition. On peut aussi citer le volumineux rapport de la Commission des Bien Mal Acquis de la Conférence Nationale Souveraine qui, en 212 pages, a documenté et chiffré les détournements, les spoliations, l’enrichissement  » sans cause « , la corruption, les abus d’autorité et trafic d’influence de la IIème République. Plus près de nous, et tout aussi volumineux (271 pages), le rapport de la Commission Spécialisée de l’Assemblée Nationale, plus connu comme Rapport Lutundula (du nom du Président de cette commission) a décrit minutieusement le pillage des ressources minières du pays et la mauvaise gestion dans certains secteurs (banques, transports, téléphonie…).
De nombreux scientifiques aussi bien congolais qu’étrangers se sont penchés sur la question de la mauvaise gouvernance en RDC, sous différents angles, aspects, et à différentes périodes. Il est question de  » faillite de la gouvernance  » (Nzongola), de  » résistance à la bonne gouvernance  » (Jacquemont),  » d’une économie politique de la prédation  » ( Kankwenda), du  » déclin de l’Etat  » et d’  » une crise sans fin « (Young), de  » corruption et gouvernance  » ( Kodi), etc. Un des paramètres les plus éloquents de notre problème de gouvernance est l’effritement de la confiance du peuple vis-à-vis des politiciens. Rien de bon n’est attendu de la classe politique, le mot politique étant associé, pour la plupart de congolais, au mensonge et ce, depuis l’indépendance.

Les indices de gouvernance les plus récents capturent la situation actuelle de la gouvernance en RDC. Dans l’indice Mo Ibrahim de Gouvernance Africaine de 2016, la RDC est classée 46ème sur 54 pays avec un score de 35.8 sur 100. Malgré une légère tendance positive de 2.7 points pour la période allant de 2006 à 2015, la RDC demeure parmi les dix derniers pays africains en matière de gouvernance. Dans l’indice de perception de la corruption de Transparency International de 2016 publié en Janvier 2017, avec son score de 21/100, la RDC est classée 156ème sur 176 pays, se situant ainsi parmi les vingt derniers pays du monde. Pour

Ce qui concerne l’indice de démocratie de l’Economist Intelligence Unit (l’unité des renseignements de The Economist), la RDC est rangée dans la catégorie des régimes autoritaires avec 1.93 sur 10. Notez, pour information, que dans ce classement, peu de pays sont considérées des démocraties pleines (Norvège, Royaume Uni, Maurice, par exemple) et que les USA, la France, la Belgique, le Botswana, par exemple, sont dans la catégorie de  » démocraties imparfaites « , alors que la Thaïlande et la Zambie sont dans la catégorie de  » régimes hybrides « . Ce n’est pas une raison pour nous consoler.

Pour ce qui est des violences au Congo, on garde encore en mémoire les rébellions des années 60 ( rébellion muleliste, rébellion simba), les sécessions du Katanga et du Sud-Kasaï, les deux guerres du Shaba/Katanga, les purges ethniques anti-Kasaiennes du Shaba, la rébellion du M23, et bien entendu, ce que certains ont appelé  » la guerre mondiale africaine  » du fait de la présence sur notre sol de plusieurs armées africaines, de l’implication de plusieurs puissances étrangères , et de millions de morts qu’elle a causés. Plus récemment, des milices et groupes armés étrangers continuent à semer la terreur et la désolation dans le Grand Kivu : Mai Mai, ADF ougandais, FDLR rwandais ou FNL burundais, etc. La ville de Beni est emblématique de la terreur qui règne dans cette région et du martyr infligé aux populations. De nouvelles flambées de violence se propagent ailleurs, qu’il s’agisse des milices de Kamwena Nsapu dans le grand Kasaï , des BakataKatanga au Katanga, des conflits intercommunautaires entre pygmées et bantous au Katanga , des conflits intracommunautaires au Sankuru, des clashes entre les forces de sécurité nationale et les groupes Enyele à l’Equateur ou les adeptes de Bundu Dia Kongo au Kongo Central. La facilité d’expansion du phénomène de Kamwina Nsapu qui, de Tshimbulu s’est propagé en quelques mois à Mwene Ditu, Mbuji Mayi, Tshikapa, Kananga, Luisa, Kazumba… est très significative. Même la criminalité urbaine, notamment le phénomène Kuluna à Kinshasa, constitue une manifestation symptomatique d’une problématique plus générale. Les violences liées aux dérapages des manifestations politiques ou à leur instrumentalisation contribuent aussi à créer un climat d’insécurité.

POUR TERMINER

Consumérisme ostentatoire, culture de la cueillette et de la facilité, valorisation des antivaleurs, aggravation des inégalités sociales, surproduction des élites, exacerbation de la compétition des élites, mauvaise gouvernance politique et économique, violences de toutes sortes…D’aucuns argueront que la RDC n’a pas le monopole de tous ces symptômes qui caractérisent les sociétés occidentales décrites comme décadentes ou en crise. Maigre consolation conduisant à la passivité et à l’immobilisme face aux nombreuses alertes de nombreux signes des temps. D’autres trouveront dans ces problèmes des arguments pour justifier leur opposition au régime actuel. Maigre consolation pour ceux qui oublient que ces problèmes ont leurs racines dans l’histoire politique du Congo dont ils ont souvent été des acteurs majeurs et maigre consolation pour ceux qui oublient qu’ils ont eux même été des opérateurs politiques du régime en place.

À l’indifférence et au pessimisme, j’oppose un réalisme optimiste et critique. Il y a des raisons d’être optimiste. Comment ignorer qu’il fut un temps où la RDC était une puissance régionale, économique, militaire, diplomatique et académique ? Comment ignorer la stabilité pendant des années de la monnaie nationale ? Comment ignorer la popularité de la radio nationale écoutée et appréciée à travers toute l’Afrique ? Comment ignorer que la poste délivrait le courrier aux coins les plus reculés de la République et qu’on pouvait aller d’Ilebo à Lubumbashi en trois jours par train ? Comment ignorer qu’il fut un moment où les congolais réputés indisciplinés ont appris à faire la queue aux arrêts des bus ? Comment oublier l’éclaircie de la stabilisation du cadre macro-économique et de la monnaie ? Comment oublier qu’après la Guerre Mondiale Africaine, le pays, à l’exception du Kivu, a connu une période de paix et sécurité ? Comment ignorer les efforts dans la réhabilitation des infrastructures et des transports et le récent boom immobilier dans certaines villes du pays ? Comment ignorer les succès des membres de la diaspora congolaise dans les pays où ils résident, qu’il s’agisse du domaine des affaires, des professions libérales (médecins, ingénieurs, professeurs), des institutions internationales, dans les secteurs prive ou public ? Comment ne pas reconnaitre les améliorations récentes de l’Indice de Développement Humain de la RDC ? Tout ceci pour dire que l’espoir est permis. Mais comment transformer cet espoir en réalité durable ? Ce qui me semble à la fois le plus important et le plus urgent est de mettre avec succès le social au cœur
d’une gouvernance économique et politique efficace. Ces thèmes seront examinés dans nos prochains essais. Qu’il suffise pour le moment de rappeler un précepte sage. Il recommande que pour réussir quoi que ce soit dans la vie,  » il faut voir grand, planifier petit, et commencer aujourd’hui « . L’auteur ? Je ne le connais pas. C’est un proverbe chinois. En d’autres termes : vision stratégique (voir grand), planification réaliste (planifier petit), et exécution immédiate (commencer aujourd’hui).

14 Février 2017