UNE HISTOIRE DIFFICILE À ÉCRIRE

À Conakry, les chercheurs qui osent s’attaquer à cette histoire complexe et conflictuelle restent rares. La plupart sont plus enclins à écrire sur l’avant que sur l’après 1958. Et si la Première République continue de hanter la mémoire collective guinéenne, elle est absente en revanche des livres d’histoire.

En apparence, la parole s’est un peu libérée. Des témoignages existent, nombreux ces quinze dernières années. Mais la littérature disponible souffre encore de manichéisme: aux côtés des récits de victimes directes ou indirectes du régime s’af- frontent deux versions de l’histoire. « D’un côté, écrit Céline Pauthier, « les partisans de l’ancien régime » qui défendent, la gure de Sékou Touré et justi ent le recours à la violence politique par la nécessité de sauver la souveraineté nationale menacée par les ‘complots’ ourdis de l’extérieur, avec la complicité d’ennemis guinéens du régime. (…) De l’autre, les récits des détracteurs, selon lesquels du milieu des années 1950 au milieu des années 1960, Sékou Touré aurait réussi à susciter l’enthousiasme de ses compatriotes en promettant l’avènement d’une nouvelle société d’inspiration socialiste, jusqu’à ce que sa soif de pouvoir ne l’emporte. Pour masquer les échecs économiques et politiques de son régime, il aurait alors consacré toute son énergie à l’invention d’un régime quasi totalitaire, dominé par la répression des élites et l’appauvrissement des populations rurales. »

Cette fracture idéologique domine encore souvent le débat public et n’épargne pas la communauté des historiens eux-mêmes. Le professeur Maladho Sidy Baldé, responsable de la chaire d’histoire contemporaine à l’université de Sonfonia en témoigne : « J’affronte souvent des levées de bouclier dans mes salles de cours, parfois sim- plement pour avoir osé questionner tel ou tel sujet controversé. Et je dois reconnaître que je n’ai pas beaucoup de concurrence pour assurer ce cours à l’université », note-t-il dans une pointe d’ironie.

Depuis 1994, tous les projets d’écriture collégiale d’une histoire générale de la Guinée se sont ainsi soldés par des échecs. Et de nombreuses questions restent sans réponse. Les complots dénoncés par Sékou Touré étaient-ils réels ou inventés ? Com- bien de Guinéens périrent dans ses geôles ? Ou sont-ils enterrés ? Quels ressorts ont présidé à la dérive répressive du régime ?

Trois décennies plus tard de nombreux témoins hésitent encore à parler. « Ils sont traumatisés, c’est un héritage de l’époque. La peur qui a ter- rorisé les Guinéens sous Sékou Touré n’a pas encore entièrement disparu », avance l’écrivain Lamine Kamara10. Rescapé de la Première Répu- blique lui aussi, il témoigne d’une époque où répression et délation faisaient régner la plus grande mé ance dans les cœurs, et où le régime avait pris soin de verrouiller la parole jusque dans les familles : « Dans une fratrie, il n’était pas rare que l’un des ls soit nommé ministre ou gouver- neur pendant que l’autre était arrêté. C’était déli- béré. On faisait en sorte que les cartes soient brouillées, pour que personne ne parle. Très peu de familles furent épargnées ».

Ecrire l’histoire de la Guinée, c’est donc « se heurter à des relations humaines complexes, que tout le monde n’est pas prêt à détruire », avance à son tour le professeur Bailo Teliwel Diallo11, l’un des idéologues du régime à l’époque. « Cer- tains ont été victimes puis bourreaux ou l’inverse », af rme l’enseignant. Comment alors trouver le « juste équilibre entre la nécessité du récit et le souhait de préserver la cohésion sociale » ? Un « dilemme » auquel « beaucoup de Guinéens seraient encore confrontés. » Or, dans un pays où la religion musulmane occupe une grande place, la balance penche le plus souvent du côté du silence. « Selon notre croyance, tout jugement qui ne sera pas rendu sur terre le sera dans l’au- delà », explique Lamine Kamara. « On se tait en se disant qu’à défaut de la justice des hommes, on béné ciera de la justice de Dieu. C’est une dimension à ne pas négliger. Mais le silence ne signi e pas le pardon. »

De 1971 à 1984, Bailo Telivel Diallo a été « inspecteur politique » du parti PDG, aux côtés d’une quinzaine d’in- tellectuels recrutés quelques temps après l’agression du 22 novembre 1970. Parallèlement, il est professeur d’histoire de la pensée économique et d’économie du développement à l’Institut Polytechnique Gamal Abdel Nasser de Conakry. Il a été directeur national de la Culture en Guinée (1987- 1999), puis ministre de la Culture entre 2013 et 2015. Lire dans cet ouvrage, La dé nition de l’ennemi sous Sékou Touré, entretien avec Bailo Telivel Diallo, réalisé par Florence Morice.

voile qui entoure encore l’histoire de la Première République. Tout le monde n’ose pas le dire tout haut. Mais en privé, beaucoup incriminent aussi « la consanguinité » entre tous les régimes qui se sont succédé depuis l’indépendance. Telivel Diallo, le reconnaît aussi : « Beaucoup de ceux qui se sont retrouvés à la tête des nouveaux appareils de l’Etat faisaient partie de l’appareil politique de la Première République, parfois même de son appareil répressif. J’ai été un inspecteur politique, convaincu adhérant jusque aujourd’hui aux thèses du PDG12 et à sa vision, poursuit-il. Mais en même temps, il faut assumer que comme toute période révolutionnaire, elle a connu plein de problèmes. Si les gens acceptaient d’assumer cela, on pourrait commencer à construire un récit. »

Lansana Conté qui prend le pouvoir en 1984 fut en effet chef d’Etat-major adjoint sous Sékou Touré13 puis membre du comité central du PDG, le parti-Etat. Et c’est encore l’un de ses of ciers, Dadis Camara, qui s’autoproclame président à sa mort en décembre 2008. « Alpha Condé, premier président élu de la Guinée indépendante14 aurait pu imprimer une rupture », souligne un sociologue qui préfère rester anonyme sur ce sujet sensible. « Mais aujourd’hui encore beaucoup de hauts fonctionnaires en poste étaient des responsables sous le PDG. Rompre le silence, c’est aussi pour lui s’opposer à tous ceux qui l’ont soutenu dans son accession au pouvoir. Aucun chef d’État ne peut accepter de se faire hara-kiri avec sa propre histoire », assène-t-il. « La Guinée a scellé un pacte de silence avec son passé. Après Sékou Touré, le pays s’est redressé comme il a pu sans jamais revenir sur ce fonds trouble qui la hante comme un démon », déplore un diplomate.

En attendant, la tâche des enseignants est loin d’être facile. Il n’existe pas de manuel d’Histoire pour les classes de lycées. Les ouvrages disponibles pour les plus jeunes laissent la part belle aux années de lutte contre la colonisation, dont on glori e les héros. L’après 1958, lui, n’y est qu’ef- euré. « Il y a un vide sur le plan didactique », reconnait le responsable du département histoire à l’Inrap, l’Institut National de Recherche et d’Ac- tion Pédagogique. Lui-même semble mal à l’aise à la simple évocation du nom du Camp Boiro. « Ce à quoi vous faites allusion, les livres n’en parlent pas », explique-t-il pudiquement. Il baisse même le ton de sa voix.

C’est donc dans sa bibliothèque familiale que Saïd Brahim Mohamed Amin, professeur d’histoire

au lycée15, a puisé la matière de ses cours d’histoire contemporaine, faute de mieux. « On ne peut pas raconter l’histoire de la Guinée sans évoquer aussi ses pages sombres », estime le trentenaire, qui ne demanderait pas mieux que pouvoir offrir à ses élèves une vision nuancée, apaisée et documentée de son passé. « Mais hélas, comme on n’a pas de matériel, certains professeurs n’en parlent pas ». Lui, conserve précieusement dans un petit sac en plastique les rares ouvrages qu’il a pu glaner au l des années : le tome 21 des « Poèmes mili- tants » de Sékou Touré, recueil d’odes à la Révo- lution, que les enfants devaient réciter à l’école à l’époque ; deux ouvrages de propagande à la gloire de Lansana Conté ; un seul manuel d’histoire en n, pour les classes de collège. Il date de 1984, année de la mort d’Ahmed Sékou Touré. L’après 1958 y tient en quatre lignes : « Après l’indépen- dance le gouvernement devait développer le pays en créant des écoles, des hôpitaux et en encou- rageant l’agriculture et les autres activités. Ce fut un échec complet, le pays fut mis à sac et les populations furent exploitées et persécutées ». L’ouvrage est pourtant signé d’un célèbre duo d’historiens : Ibrahima Baba Kaké16 et Djibril Tamsir Niane17, qui passa lui-même trois ans au Camp Boiro.

15 Lycée du 2 octobre de Kaloum, Conakry, baptisé ainsi en référence à ce jour de 1958 où l’indépendance de la Guinée fut proclamée.

16 Professeur agrégé d’histoire, Ibrahima Baba Kaké nait en Guinée en 1932, assiste à l’ascension d’Ahmed Sékou Touré, puis quitte pour la France en 1958 au moment du « Non » de la Guinée au Général de Gaulle. En 1987, il publie un ouvrage qui fera date sur le premier président de la Guinée indépendante – Sékou Touré, le héros et le tyran, Paris, Editions Jeune Afrique Livres. Enseignant et producteur à Radio France Internationale, il décède à Paris en 1994.

17 Fin 1961, le pays connaît des dif cultés nancières. La politique d’austérité que le pouvoir tente d’imposer est critiqué en particulier par les enseignants qui se révoltent et font part de leurs désaccord dans un mémorandum. Accusés de « comploter » avec le soutien Sénégal, de la France et de l’Union Soviétique, les initiateurs du mouvement sont arrêtés. Parmi eux, Djibril Tamsir Niane, historien et syndicaliste. Il passe trois ans au Camp Boiro. Lire à ce propos dans cet ouvrage, Djibril Tamsir Niane, l’enseignant accusé de complot (1961), entretien réalisé par Coralie Pierret.

UNE HISTOIRE PLURIELLE DES VIOLENCES POLITIQUES EN GUINÉE

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